mercredi 2 mars 2011

Exclusif: la thèse décapante de Brustier-Huelin sur la radicalisation à droite


Dans leur voyage au bout de la droite, deux socialistes, Gaël Brustier et Jean-Philippe Huelin, se posent la question qui fâche : pourquoi dans toute l'Europe, les partis de gauche se montrent impuissants à capitaliser sur la plus grosse crise économique depuis la seconde guerre mondiale.

Pourquoi la gauche n'a-t-elle pas engrangé les bénéfices politiques de la crise économique et financière, la plus grave depuis les années 30 ? Pourquoi, un peu partout en Europe, la contestation est-elle spontanément à droite ? Comment interpréter l'émergence du sarkozysme, du berlusconisme ou des tea parties aux Etats-unis ? Ces phénomènes ont-ils un rapport entre eux ?

Le « voyage au bout de la droite » de Gaël Brustier et de Jean-Philippe Huelin, deux compères engagés au Parti socialiste que nous apprécions à Marianne2, est ambitieux, s'efforçant de répondre à ces questions rarement posées dans les médias, où l'on ingère souvent passivement l'actualité. L'analyse passe bien sûr, par les Etats-unis et l'émergence d'un néo-conservatisme qui, même s'il est considéré aujourd'hui comme dépassé, n'en a pas moins marqué les droites, américaines ou européennes. Nous apprenons ainsi que les néo-cons américains ont bâti leur fond de commerce politique en pourfendant les excès de la boboïtude démocrate : c'est en prétendant défendre les intérêts de la classe ouvrière américaine que Reagan puis Bush ont gagné les élections.

Le mouvement vient donc de loin, et les auteurs ont raison de rappeler comment Jacques Chirac a été en France, avant même Sarkozy, l'importateur dans les année 1980, d'une droite « décomplexée ». Après avoir noyé les restes du mouvement gaulliste, la main de Chirac n'a pas tremblé en 1986 pour privatiser et faire de la sécurité la thématique prioritaire de reconquête de l'opinion. Hypothèse intéressante des auteurs : c'est peut-être cette droitisation du RPR qui a permis au Front national de lui siphonner son électorat ouvrier conservé depuis la période de gloire du gaullisme.

Mobilisant l'arsenal conceptuel de Gramsci, ce révolutionnaire italien de la période mussolinienne dont Sarkozy lui-même se revendiquait en 2006, les auteurs inventent le concept fructueux d'« hédonisme sécuritaire ». En Hollande, en Belgique, mais aussi en France, une frange urbaine est peut-être en train de se détacher de la gauche. A titre d'exemple, ils citent la percée de Geert Wilders, prototype d'une extrême droite libertaire aux Pays-Bas, l'hostilité de certains mouvements homosexuels envers une présence musulmane jugée envahissante dans les centre-ville, ou bien les polémiques déclenchées en France par le match annulé entre le Paris Foot Gay et un club communautaire musulman ou bien l'éloge ambigu du groupe de rap Sexion d'Assaut, islamophile et homophobe. Derrière cette mousse, une vague sociologique : la prospérité de la droite européenne repose sur la déception de la classe ouvrière à l'égard de la gauche. On en arrive ainsi à un paradoxe qui réjouit certains barons socialistes mais ne peut qu'inquiéter ceux qui souhaitent perpétuer les valeurs fondatrices de la gauche : recroquevillée sur les centre ville, la gauche aurait ainsi tout à gagner à la montée de l'abstention dans les espaces péri-urbains où se sont réfugiées les victimes de la mondialisation, un moment séduites par le sarkozysme, mais qui ne reviendront pas à gauche si celle-ci se contente d'un éloge de la diversité et des libertés individuelles.

Extraits du livre «Voyage au bout de la droite»

La contestation est-elle passée à droite ? Un imaginaire est-il en train d’en chasser un autre ? Pour le savoir, il nous faut partir à la rencontre des droites et comprendre comment les pays occidentaux ont pu, les uns après les autres, succomber à leur domination. Il est loin le temps où, du Quartier latin à Woodstock, de Mai 68 au Larzac, la contestation était de gauche. Même les « forums sociaux » de Porto Alegre font parfois pâle figure, comparés à la flambée droitière des Tea Parties états-uniens, des manifestations de la Ligue du Nord italienne ou aux percées extrémistes dans des pays aussi consensuels que les Pays-Bas ou la Suède. Depuis plus d’une décennie, les victoires électorales des forces de droite s’accumulent en Europe : Aznar en Espagne, Berlusconi en Italie, « grandes coalitions » en Allemagne et en Autriche…

En France, l’alternance s’est faite à droite en 2007, après que l’élection présidentielle de 2002 se soit jouée entre la droite et l’extrême droite. De l’autre côté de l’Atlantique, l’élection de Barack Obama a pu marquer une pause, mais l’apparition d’un « populisme conservateur » montre bien que rien n’est joué. Il nous semble qu’une raison majeure de ces victoires électorales réside dans le fait que la fausse conscience* de droite se nourrit du rejet de la bonne conscience de gauche et qu’une partie du personnel politique de gauche a de surcroît nourri la droitisation. Ce que nous appelons « droitisation » n’est pas la victoire des droites d’hier, mais un phénomène autre, nouveau, lié à la peur du déclassement de l’Occident, qu’il soit européen ou américain. Diffus, parfois contradictoire, ce phénomène a pris une ampleur toujours plus grande. Occidentalisme*, identitarisme, islamophobie en constituent des traits caractéristiques dont le degré de sophistication évolue évidemment selon les publics. La volonté de protéger un « mode de vie » est grande chez ceux qui, hier, aspiraient à dispenser les bienfaits de l’esprit de Mai 68. L’hédonisme sécuritaire est bien, en la matière, la dernière-née des fausses consciences* dextristes qui fleurissent sur les acquis « sociétaux » des baby-boomers vieillissants. Les enfants des soixante-huitards veulent, comme leurs parents, jouir sans entrave et demandent avec insistance que leur ordre moral soit placé sous la protection d’un appareil sécuritaire renforcé. Les libéraux-libertaires ont enfanté des hédonistes sécuritaires !

Les années 2000 ont ainsi vu la réémergence d’une expression tombée en désuétude dans le discours politique officiel : celle de « droite décomplexée ». Il serait trop simple de penser que, derrière cette expression, il n’y aurait qu’un rapport à l’argent et à son ostentation sans scrupule ni tabou, ou une libération de la parole du militant de droite qui dirait tout haut ce qu’il pensait naguère tout bas ; cela semblerait vouloir dire que la droite n’a changé que dans son type d’expression, visuelle ou verbale. Or, elle a beaucoup changé. La droite n’avait pas de complexe avec l’argent, elle le méprisait ! À l’image de ce qu’écrivaient ses jeunes plumes des années 1930, de Maurice Blanchot à Thierry Maulnier, ou bien les « hussards » des années 1950, la droite* n’aimait pas l’argent. Elle n’aimait pas non plus le « marché », elle se défiait de la passion technologique venue d’Amérique. Du Bernanos de La France contre les robots à l’Arnaud Dandieu du Cancer américain, le combat pour la civilisation française n’admettait pas le mythe d’un Occident unissant Europe et États-Unis dans une même adhésion à la civilisation de la technologie et du marché. On aurait cependant tort de penser que le « bling-bling » est l’essence de la droitisation. Il ne s’agit pas d’un style, il s’agit d’une vision du monde.

Historiquement, l’expression « droite décomplexée » est issue de la droite extrême. Sa reprise aujourd’hui par la droite dite républicaine révèle surtout un tournant dans la perception que la droite a d’elle-même. En effet, si le mot même de « droite » ne dérangeait pas ses membres quand l’expression ne revêtait qu’une acception parlementaire, soit de 1815 jusque dans les années 1890, il n’en fut plus de même tout au long du XXe siècle, où la droite ne revendiqua jamais explicitement ce terme (1). Fidèle en cela à son héritage holiste, elle refusait d’entériner une sorte de discorde structurelle et inhérente à la société démocratique. Seuls alors certains militants de droite extrême rappelaient la droite à elle-même pour tenter de l’arracher à son modérantisme bourgeois. Il a donc fallu attendre que la parenthèse gaulliste et sa répugnance pour la « droite » se referme et que le sinistrisme* de la vie politique s’estompe pour que la droite se revendique comme telle. En réalité, nous n’avons pas affaire à une « droite décomplexée », une droite qui serait entrée dans son âge adulte après les vexations et les inconforts de l’adolescence, mais à une droite revendiquée, qui ne correspond plus aux droites d’hier. On doit y voir à la fois un symptôme de son ouverture idéologique vers cette extrême droite longtemps maintenue derrière un cordon sanitaire sans nier qu’elle comporte quelques éléments d’une radicale nouveauté.

La mutation culturelle des droites tient donc de la révolution copernicienne en politique. Pour en prendre la mesure, il suffit d’observer Éléments, la revue de la « Nouvelle Droite » d’Alain de Benoist, titrer son numéro de juillet-septembre 2010 sur cette interrogation : « La Nouvelle Droite est-elle de gauche ? », marquant ainsi l’exil intérieur dans lequel se trouvent nombre de penseurs des droites d’hier. La droitisation n’est en effet pas la réanimation des droites du passé, mais une réinvention complète de la droite en même temps qu’elle impose sa domination sur la société contemporaine. Si mutation et domination sont les caractéristiques des mouvements de droite actuels, la droitisation, elle, est propulsée par l’articulation des idées d’ouverture* et de rupture*.

Rien de spontané dans ce phénomène. Celui-ci résulte d’une mutation du procès de production* au niveau mondial. Dans de nombreux domaines, la droitisation n’est que l’affirmation d’une fausse conscience consubstantielle à la globalisation financière. La structure économique du monde a en effet été profondément transformée. Songeons qu’en 2007 les sociétés du CAC 40 réalisaient 70 % de leur chiffre d’affaires et 80 % de leurs bénéfices à l’étranger. Songeons que, de 2005 à aujourd’hui, les entreprises du CAC 40 n’ont créé aucun emploi en France. Le néolibéralisme a contribué, selon les termes employés par Ronald Reagan, à « libérer le taureau » de la finance. Les sociétés occidentales en ont été profondément changées. Les vieilles bourgeoisies liées à un capitalisme industriel fortement ancré dans le territoire national ont cédé la place à une bourgeoisie transnationale qui organise la gestion de son patrimoine à un niveau mondial : 44 % du capital des entreprises du CAC 40 est possédé par des non-résidents ; 26 % des administrateurs des entreprises françaises cotées en Bourse ne sont pas français. Plus de 20 % d’entre eux sont citoyens des États-Unis.

Nous avons assisté à la naissance d’une bourgeoisie financière transnationale coupée des préoccupations qui étaient celles de la bourgeoisie nationale industrielle. Et ce phénomène observable en France vaut pour toute l’Europe. Par conséquent, la géographie sociale de notre pays a elle aussi muté, mais c’est surtout au niveau des idées, des représentations collectives, des organisations politiques et de la vie intellectuelle que la mutation s’est fait sentir. En nous intéressant au mouvement des idées, ainsi qu’aux mouvements électoraux, en circulant dans le paysage politique européen et occidental, nous avons à cœur de comprendre le phénomène de droitisation qui semble opérer comme un maelström politique et toucher, les unes après les autres, toutes les sociétés occidentales. Qui a le plus pâti électoralement de la crise ? Les social-démocraties ! À peine la crise ouvre-t-elle une opportunité aux gauches occidentales que la contestation passe à droite !

Pour comprendre l’étonnant mouvement de droitisation des sociétés occidentales, et en particulier de la France, nul besoin de convoquer une improbable bataille de la « modernité » contre des ennemis incarnés par la « droite(2) ». Le phénomène ne se réduit pas à une « révolution conservatrice » au sens le plus traditionnel du terme. Ce n’est pas un affrontement entre le Bien et le Mal qui éclaire le problème. La droitisation est très efficacement liée à la « modernité capitaliste », et les forces électorales qui l’incarnent ont su se saisir de celle-ci pour attirer à elles le citoyen consommateur (3). Raffaele Simone voit souvent juste, notamment quand il dénonce à la fois le buonisme de la gauche et son incapacité à prendre des décisions « rigoristes(4) ». Simone propose quelques pistes, mais omet sans doute d’évoquer d’une part la grande peur de l’Occident, saisi de vertige devant les hauteurs béantes de la mondialisation, et d’autre part le rapatriement à droite de la contestation.

Pour analyser ce phénomène et en faire l’autopsie méticuleuse, il nous a évidemment fallu faire appel à l’histoire, aux traditionnels outils de la socio-histoire et de la sociologie politique, qu’elle s’intéresse aux aspects sociaux, électoraux ou aux organisations.

(...) Le processus de droitisation n’est ni unilinéaire ni uniforme. Au contraire, il semble polymorphe, empreint de différentes crises de croissance et soumis à d’importants soubresauts internes. S’il permet l’émergence de personnalités fortes qui le portent (Thatcher, Reagan, Aznar, Berlusconi, Fini, etc.), il ne dépend jamais uniquement d’elles et transcende les questions liées au leadership. La droitisation n’est pas, au sens propre, purement réactionnaire. Dans ce phénomène, il n’y a pas de restauration d’un ordre ancien. Bien au contraire, la droitisation déstabilise des fondements traditionnels des sociétés dites occidentales. Si, comme on l’a dit, la droitisation a partie liée avec la globalisation financière, il est évident qu’elle tire sa force de sa capacité à faire face, mieux que tout autre idéologie, aux effets réels de la mondialisation néolibérale sur ces mêmes sociétés. Sa fonction n’est-elle pas de donner une explication du monde à toutes les échelles politiques, du coin de la rue du petit bourg de nos campagnes au centre de Kaboul, qui rende acceptable le processus de globalisation financière ou qui le fasse passer au second plan ? En cela, l’étude de la droitisation se distingue du travail déjà effectué sur la percée des idées néolibérales ou sur l’intégration par certains secteurs de gauche de l’idéologie libérale. Elle prend en compte ces aspects dans une vision plus globale qui consiste à comprendre comment un imaginaire collectif en permanente évolution façonne les sociétés et particulièrement la société française. Ce voyage au bout de la droite nous fera traverser l’Atlantique, visiter les capitales de la « Vieille Europe », observer la révolte des vallées alpines, écouter le tumulte des mondes ouvriers, prêter l’oreille à la colère des perdants de la mondialisation ou rencontrer l’insurrection droitière des riches régions de notre continent.

En parcourant ce Gulf Stream idéologique que forme la droitisation, nous allons rencontrer ceux qui en ont été les initiateurs aussi bien que ses actuels acteurs, nous en saisirons les principales caractéristiques idéologiques et les ressorts de sa domination, voire de son hégémonie, pour nous intéresser à la réalité de la domination de cette droite new look sur la société française et ses classes populaires. Alliant conservation et contestation, monopolisant dans l’hémisphère droit de la vie publique l’essentiel du débat politique, la droitisation fait tache d’huile. Ce périple commence loin d’Europe et loin de France… pour mieux nous y ramener.

(1) Cf. Marcel Gauchet, « La droite et la gauche », dans Pierre Nora, Les Lieux de mémoire, Gallimard, coll. « Quarto », 1997, tome II, p. 2533-2600.
(2) Cf. Daniel Lindenberg, Le Procès des Lumières. Essai sur la mondialisation des idées, Le Seuil, 2009.
(3) Raffaele Simone, « Pourquoi l’Occident ne va pas à gauche », Le Débat, n°156, septembre-octobre 2009.
(4) Raffaele Simone, Le Monstre doux. L’Occident vire-t-il à droite ?, Gallimard, 2010.
(5) Antonio Gramsci, Cahiers de prison, Gallimard, 1978, tome 12, chap. 1, p. 1513-1520.

Marianne2, le 2 mars 2011

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