Pour en finir avec le mythe de la classe moyenne, les auteurs n’ont besoin que d’un chiffre ; la France est toujours majoritairement composée des couches populaires, employés et ouvriers, qui représentent 60 % de la population active soit une part constante depuis 1954. Cette réalité nous paraît pourtant incroyable car ces couches populaires ont disparu des discours depuis longtemps. En fait, les couches populaires les premières ignorent assez largement leur statut social. Ce sont les effets encore prégnant du mythe des Trente Glorieuses qui devait permettre à ces couches populaires d’intégrer la fameuse classe moyenne, signe d’ascension sociale et récompense promise à ceux qui reconstruisaient le pays. Il ne devait rester aux marges de la société qu’un petit nombre de démunis ou d’exclus. Cette promesse généreuse avait à l’époque les moyens économiques de ses ambitions sociales, la croissance constante et soutenue pouvait laisser croire à tous ceux qui travaillaient que l’embourgeoisement était au bout du chemin. Ce mythe a eu des effets tellement dévastateurs dans les couches populaires que trente ans après le début du retournement de tendance économique, il continue à enfumer la réalité ; d’abord dans la mesure où les couches populaires y croient encore et ensuite car cette illusion a détruit toute conscience de classe, toute lisibilité puis toute existence politique du peuple dans les représentations collectives. Comment dès lors prendre en compte les problèmes de catégories qui n’existent plus ?
Aujourd’hui, ces couches populaires encore appelées classes moyennes par habitude sont à la fois loin, récupérées, dominées et finalement oubliées par les élites. Le premier constat à faire est en effet l’éloignement des centres-villes que subissent les plus modestes. A cause de l’augmentation des prix de l’immobilier au cœur des villes, les ouvriers ont d’abord été relégués en banlieue, puis actuellement de plus en plus vers les espaces périurbains voire ruraux. Alors que l’étalement urbain s’intensifie, les plus modestes sont progressivement renvoyés toujours plus loin des centres d’où une croissance vertigineuse des temps de déplacement pour aller travailler. Cette ségrégation territoriale renforcée par le coût de l’immobilier peut avoir des conséquences dramatiques. A ce propos, les auteurs s’attardent sur le statut social de l’habitat pavillonnaire qui bourgeonne dans les grandes périphéries des métropoles : est-il la marque d’une ascension sociale ou d’un déclassement ? Si l’accès à la propriété est le souhait de beaucoup de Français et en particulier des habitants des grands ensembles urbains dont les conditions de vie se détériorent, le pavillon de grande banlieue peut rapidement devenir un piège qui se referme sur ses occupants. Avec la précarisation des emplois du secteur privé, le risque du chômage puis du surendettement guettent ces couches populaires qui se croyaient tranquilles ; d’autant plus que les lotissements sont victimes de l’éloignement des centres et d’un véritable sous-équipement public. Il n’y a qu’un pas de la relégation urbaine au déclassement social qui nourrira les votes extrémistes.
Depuis une vingtaine d’années, on observe un « renouvellement » social au centre des villes. Profitant de la désindustrialisation des villes qui ne consentent plus qu’à accueillir les emplois très qualifiés pour des activités jugées prestigieuses (direction, recherche, communication…) et donc de l’augmentation du prix de l’immobilier, les nouvelles classes bourgeoises (les bobos ou bourgeois post-industrialisés) investissent les anciens quartiers ouvriers des villes et récupèrent cette culture ouvrière dont seuls les oripeaux survivent par eux. Ce changement ne se fait pas sans violence symbolique et sociale dont sont victimes les couches populaires qui se voient dépouillées d’un ancrage ancien dans les centres et d’une culture qui leur donnait une unité. Ce phénomène, qui fonctionne selon le modèle américain dit de gentrification, se manifeste clairement dans le quartier de la Bastille (XIe arrondissement de Paris) par exemple. Encore majoritaire au début des années 1980, les classes populaires quittent le quartier remplacées par des cadres supérieurs nés avec la société de l’information, sans même permettre l’installation des catégories intermédiaires. La « mixité sociale », tant vantée par les bobos, ne résiste pas et en particulier par rapport à la carte scolaire où l’évitement social vers les « bons établissements » est devenu la règle. Politiquement, le discours et la pratique bobo participe du brouillage des classes. Avec les apparences du peuple mais les intérêts de la bourgeoisie, ils votent certes socialistes à Paris et Lyon (pour ne pas se mélanger avec la bourgeoisie traditionnelle) mais ils substituent aux questions sociales la mise en scène d’un faux conflit à base de disputes sociétales (environnement, place de la voiture en ville, mariage homosexuel…).
En réalité, la récupération de la culture ouvrière a de plus en plus de mal à cacher la domination des élites, à laquelle appartiennent les bobos, sur le peuple. L’embourgeoisement massif des centres a provoqué l’édification de véritables « ghettos de riches » qui ont renforcé leur poids politique en imposant dans le débat public leurs préoccupations (temps libre, 35 heures, baisse de l’impôt direct…). Quand elle est évoquée, c’est-à-dire rarement, la question sociale ne recoupe que les revendications des catégories moyennes et supérieures du secteur public, jusqu’à la caricature. Lorsque les seules manifestations de contestation sociale sont dues aux professeurs, aux artistes voire aux chercheurs, aussi légitimes que soient leurs revendications, on peut se demander quelle est la représentativité du « mouvement social » ! D’autant plus quand on sait que les cadres sont aujourd’hui proportionnellement plus syndiqués que les ouvriers et que la fonction publique, secteur protégé du chômage, l’est quatre fois plus que le secteur privé… Bref, les couches populaires ont disparu de la rue, des centres-villes et des médias, elles sont reléguées en périphérie de la vie sociale et devenues aphones politiquement.
Si certains ne veulent plus ni voir ni entendre parler des couches populaires, c’est parce qu’elles subissent de plein fouet les ravages de la mondialisation néolibérale et de nos jours les perdants n’ont pas bonne presse. Victimes de la désindustrialisation des régions industrielles du Nord et de l’Est de la France, reléguées loin des centres des villes, marginalisées socialement et privées d’une culture autonome, les couches populaires survivent dans le silence et l’oubli. Longtemps, le Parti communiste et sa contre-culture leur ont donné une fierté et un poids politique dans la société française. Par la confrontation, le PCF imposait des politiques plus équilibrées qui laissaient place à une certaine justice sociale au sein de l’économie de marché. Aujourd’hui, la marginalisation des communistes ne laisse comme expression politique aux plus modestes que l’abstention ou le vote extrémiste qui renforcent encore la mise à l’écart politique.
Toute l’ironie de cet atlas était de nous fournir plus de six mois avant le référendum sur la Constitution européenne une carte très précise de ce qui allait devenir la France du NON. Par ce vote qui refuse d’entériner l’état du monde et de l’Europe tel qu’il est, les couches populaires se sont saisies d’un des derniers droits que lui reconnaît notre République démocratique, celui de voter ce que l’on veut malgré toutes les pressions des médias ; rudoyant au passage ces mêmes médias qui ne cessent de clamer que le peuple n’existe plus, qui ne se focalise, par intermittence et par bons sentiments, que sur l’exclusion et la grande pauvreté en sous-entendant que les couches populaires ont intégré une vaste classe moyenne. D’une certaine façon, ce discours du mensonge et de l’oubli du peuple a renforcé le rejet des élites. L’autre France, celle qui perd et qui est abandonnée, est entré en fureur contre la France qui gagne mais qui est finalement minoritaire. Implicitement, la France d’en bas comme l’appelait Raffarin a manifesté son existence à la France d’en haut, elle l’a invité à se dégriser d’une mondialisation enivrante, elle lui a rappelé que le contrat républicain impose de la solidarité et de la justice sociale. Mais cette interpellation a-t-elle été comprise par les élites politiques ? Rien ne serait plus grave que de laisser se creuser le fossé entre les deux Frances. Les auteurs de cet atlas posent d’ailleurs avec lucidité la seule véritable question qui reste après le résultat du 29 mai 2005 : quelle place pour les couches populaires dans une société post-industrielle et mondialisée ? Plus que cela même, à nous politiques, ils font la liste des sujets à étudier enfin : précarisation des salariés modestes du secteur privé, survalorisation foncière et immobilière qui mène à la ségrégation territoriale, fin de la promotion sociale par l’Ecole pour les plus modestes auxquels on peut rajouter en matière de politique urbaine la modernisation des transports et la redensification des villes pour ralentir l’étalement urbain. Voilà des sujets sur lesquelles nous devons plancher pour tenter de redonner une ambition et une unité à la France.
Atlas des nouvelles fractures sociales
de Christophe Guilluy et Christophe Noyé
Paris, Editions Autrement, 2004