lundi 13 septembre 2010

Classes sociales et nouvelle géographie politique

Voici un texte que j'ai co-écrit avec mon camarade Gaël Brustier et qui vient de paraître dans la dernière livraison de la revue "Utopie critique" .

« Qu’est ce que c’est que cette Gauche qui n’ose plus prononcer les mots classe ouvrière ? » disait André Malraux en décembre 1965. Vieux débat donc. Pour essayer d’objectiver les choses, revenons d’abord à ce que sont les classes sociales dans l’histoire collective du socialisme français dans ses variétés. Penchons-nous sur la mutation géographique de ces classes sociales pour comprendre ce qu’est la France d’aujourd’hui. Essayons, enfin, d’appréhender au mieux la réalité de la géographie électorale française.

Classes sociales, lutte des classes et socialisme

Longtemps la lutte des classes a été au centre de la vision et de la pratique de l’histoire des socialistes. C’est d’abord, rappelons-le, la situation d’un groupe dans le procès de production qui définit une classe sociale. Schématiquement, on distinguait à l’origine : bourgeoisie, prolétariat et propriétaires terriens. Le volume III du Capital introduisait déjà une autre dimension à la notion de classe sociale : celle du type de moyen de productions utilisé. Par ailleurs, les critères économico-politiques, hautement dépendants de la psychologie collective d’un groupe, laissent apparaître encore une distinction entre la classe conscientisée, la classe pour soi, et la classe « en soi ». Cette analyse marxienne est évidemment fondamentale mais on aurait tort d’en rester là.

Norbert Elias l’a démontré en son temps : il existe une dimension éminemment spatiale des rapports sociaux, de la représentation que l’on se fait de la société et de l’idée que l’on se fait de la place que l’on occupe en son sein. Une même cité ouvrière comportait une hiérarchie implicite fondée, notamment, sur ce qu’Elias définissait comme le capital d’autochtonie. Elias introduisait donc l’idée qu’un groupe ne se définit pas seulement par sa position dans le procès de production mais aussi par la nature des interdépendances entre les hommes dans l’espace.

Les classes sociales ont donc des critères de définition complexes mais en combinant un peu de sociologie marxienne et un zest d’analyse éliassienne, on commence à y voir plus clair. Si l’on y ajoute, une analyse faisant une large place à la géographie sociale, les choses paraissent encore plus évidentes. C’est cette dimension géographique qui semble aujourd’hui déterminante pour redonner du sens à la notion de classe sociale en France.

La nouvelle géographie sociale du pays : un élément essentiel de la mutation des classes sociales

Il y a actuellement en France presque autant d’ouvriers et d’employés que dans les années 1950, pourtant notre pays a changé. La mutation de l’économie mondiale a influencé la localisation de l’activité économique et donc la géographie sociale du pays comme elle a influencé la répartition des revenus. La France est divisée entre des villes-centres et des zones périphériques, c'est-à-dire périurbaines ou rurales . La France des villes-centres, et en particulier Paris, est fortement intégrée à l’économie mondialisée, celle du virtuel, de la finance et des métiers à haute teneur intellectuelle. La France des périphéries est plus industrielle, celle des employés et des ouvriers, la France qui pâtit le plus du libre-échange et de la globalisation financière. Indiquons qu’entre 1995 et 2005, le coefficient de Gini qui mesure le degré d'inégalité et la distribution des revenus dans une société est passé de 0,28 à 0,32, ce qui, d’après les économistes, est loin d’être marginal, la France passant du 15ème au 34ème rang mondial. Double effet donc : géographique et inégalitaire. Les deux sont voués à se cumuler, à se compléter.

Quand on observe les cartes, il est intéressant de constater que les zones dynamiques démographiquement sont les zones périurbaines qui se situent aux marges des aires urbaines et donc hors des agglomérations. Il est intéressant de constater que ce sont celles qui accueillent de manière croissante les ouvriers et les employés. Cela peut surprendre mais c’est une réalité importante de notre société. Il y a en effet un décalage entre la réalité de la géographie sociale française et la construction médiatique de la société française. Un chiffre, souvent cité par le géographe Christophe Guilluy, éclaire une réalité qui échappe trop souvent aux commentateurs : 80% des ménages pauvres n’habitent pas les quartiers d’habitat social de banlieue.

Nous vivons encore à l’heure de « Paris et le désert français » alors que la réalité est tout autre. Plus d’exode rural mais un exode urbain. Quand on regarde les chiffres, la réalité n’est pas si simple : 81% des salaires sont versés dans les pôles urbains qui ne sont pas majoritaires en termes de population. Le fait urbain dense est minoritaire aujourd’hui. Le phénomène d’étalement urbain et d’expansion du phénomène périurbain pèse sur la psychologie collective des Français. Les seules zones périurbaines offrent seulement 12% des emplois mais concentrent à elles seules 22% des salariés. 90% des salariés périurbains quittent leur commune pour aller travailler contre 73% en moyenne nationale. La moyenne parcourue travaillée par un habitant périurbain d’Ile de France est de 29,9km. La moyenne du temps de transport est de 45 minutes. Il y a 10 ans, 14 930 communes périurbaines étaient recensées par l’INSEE. Leur taille moyenne était de…820 habitants. C’est cette France périurbaine qui, avec la France rurale, subit l’essentiel des difficultés sociales dans notre pays. C’est une France souvent de petits propriétaires endettés par l’achat de leur pavillon, c’est une France à la fois de la relégation sociale et de la mobilité imposée. Distances entre lieux de résidence, de travail, d’achalandage et éventuellement de loisirs ne cessent de s’allonger.

La vision commune de la société est le fruit d’une domination intellectuelle et sociale des élites hyper-urbaines concentrées dans ces villes-centres prescriptrices que Jacques Lévy définit comme la « ville-monde ». Ses valeurs sont différentes de celles de la France périphérique mais elles s’imposent à elle. La mobilité y est consentie et valorisante tandis que, dans les zones périurbaines et rurales, elle est subie. L’entre-soi permet ou favorise une reproduction sociale qui bénéficie déjà de la transmission du capital économique, social et culturel. On peut évidemment regarder de près la façon dont la ville a muté. L’apparition du phénomène de gentrification des anciens quartiers populaires a été popularisée par la figure du « bobo ». La ville concentre aujourd’hui bourgeoisie traditionnelle, bourgeois bohèmes et « intellectuels précaires » et… les exclus. A Paris, la proportion d’ouvriers et d’employés était, il y a 40 ans, de 65%. Elle est aujourd’hui de 35% !

C’est la France des villes-centres qui contribue aussi à définir la représentation médiatique de la réalité sociale française. On résume ainsi la question des « quartiers populaires » aux banlieues situées dans l’immédiate proximité des villes-centres. Pour l’imaginaire centre-urbain, le peuple s’est réincarné dans l’habitant des banlieues ou dans l’exclu, non dans l’ouvrier ou l’employé périurbain et rural. Le vocabulaire ne trompe pas : on parle de « quartiers populaires » non pour parler des zones périurbaines mais pour parler exclusivement des cités d’habitat social aux marges immédiates des villes-centres. Soulignons par exemple que « le jeune » ne peut plus être que « de banlieue » or on néglige qu’un tiers de la jeunesse française est rurale. Cette jeunesse a ses problèmes, subit des formes de violence, et est la première victime de cette première cause de mort chez les jeunes et qui est une mort violente : les accidents de la route . Les processus sociaux qui l’expliquent laissent, quand ils sont objectivés, tout de même planer un doute : et si ces attitudes suicidaires nous révélaient plus sur notre propre société que bien des sifflets dans des stades ou des voitures brûlées ?

On le voit, à la question de la place que l’on occupe dans le procès de production s’ajoute une dimension spatiale évidente. On le sait depuis les années 80 et certains travaux sociologiques nord-américains qui l’on pointé : la dimension géographique influe sur la psychologie collective et, nous le verrons, sur le vote. Le développement des suburbs américains a été le moteur de la droitisation des Etats-Unis et de la victoire de Reagan en 1980. De la même façon, la France périphérique vit une mobilité imposée qui fait voler en éclats le capital d’autochtonie et en même temps une part du lien social. Cette réalité semble parfois ignorée, elle est pourtant déterminante. C’est là que se concentre à la fois l’angoisse économique, l’angoisse sociale et que les citoyens ressentent le plus durement une crise du lien social. Il nous faut donc nous pencher sur les conséquences électorales pour voir si l’on peut établir une corrélation entre cette nouvelle géographie sociale et la géographie électorale française.

Les classes sociales et le vote : le poids de la France périphérique

Avant tout, rappelons qu’en 2002, le candidat du PS a obtenu 11% des voix des ouvriers et 13% des voix des employés. En 2007, la candidate du PS perd parce que la France périurbaine et la France périphérique industrielle ont préféré voter pour le candidat Sarkozy. Le PCF avait, quant à lui, obtenu 1% des voix ouvrières en 2002.

En 2005, la carte des résultats du référendum sur le TCE laisse apparaître deux France qui recoupent parfaitement la nouvelle géographie sociale française. Les études le mettent en évidence : le vote au référendum est d’abord une question de rapport à la mondialisation. Evidemment, on peut émettre l’hypothèse d’un « vote de classe » mais il faut encore ajouter une dimension spatiale aux déterminants du vote. Les plus fortes hausses du « oui » en 1992 et 2005 se situent à Neuilly-sur-Seine, Paris 16ème, Paris 7ème. Lorsqu’une commune comporte en son sein moins de 25% d’ouvriers, elle vote à environ 46% pour le « non ». Lorsqu’elle compte entre 50 et 55% d’ouvriers, elle vote à 63% « non ». Si la commune comporte moins de 500 habitants, elle vote à près de 60% pour le « non ». Si elle comporte entre 501 et 1000 habitants, elle vote à près de 58,77% pour le « non ». Seules les communes de plus de 100 000 donnent le « oui » majoritaire avec 44,05%. Il faut rappeler que les communes périurbaines sont celles qui accueillent ouvriers et employés de manière croissante et qui sont, en moyenne, des communes de moins de 900 habitants. Les ouvriers ont voté, selon les études, entre 70% et 80% pour le « non ». Les employés, entre 60% et 70%. La France qui gagne entre 1000 et 2000 € a voté à 65% « non », celle qui gagne plus de 3000 € a voté à 37% « non ».

A la lumière de ces résultats qui dessinent une France périphérique, d’ouvriers et d’employés, très favorable au « non », on peut émettre l’affirmation que l’espace est politique et qu’il détermine actuellement l’imaginaire autant que les votes. Le « non » est majoritaire parce qu’il est majoritaire de manière écrasante dans cette France majoritaire. Il ne s’agit pas d’émettre un jugement normatif sur le scrutin de 2005. Il s’agit simplement de voir comment il traduit de manière objective sur une question, une géographie sociale.

Que s’est-il passé alors en 2007 ? On le sait, à l’origine, le discours de Nicolas Sarkozy fait de néolibéralisme et néoconservatisme, de dénigrement de l’Etat, du service public et de notre système social ainsi que d’un pro-américanisme et de velléités d’intervention en Irak ne permettait pas à l’UMP de gagner. Il a permis de souder une droite radicalisée. Mais c’est le deuxième Sarkozy, celui inventé par Henri Guaino, celui qui parle dans les usines et pas celui qui rie dans les friches industrielles, qui a remporté l’élection. Il faut savoir se défaire d’un certain manichéisme électoral qui ferait de l’adversaire un diable. A bien des égards, le confort intellectuel a substitué l’antisarkozysme à l’antilepénisme. Chassons les discours moralisateurs et regardons cet électorat qui a quitté Jean-Marie Le Pen pour Nicolas Sarkozy : on a en effet beaucoup parlé de l’électorat sarko-lepéniste. C’est un électorat plus répartiteur, plus égalitaire que l’électorat UMP classique et…plus jeune et plus masculin. Pour preuve, l’électorat UMP a une opinion plus négative du mot « privatisation » en 2007 qu’en 2002.

Mais c’est, une fois de plus, la dimension géographique qui détermine les ressorts du succès de Nicolas Sarkozy. Là où la candidature socialiste marque le pas, c’est essentiellement dans les zones périurbaines au premier tour et dans la France industrielle du Nord-est au second. Le sud-est et le rivage languedocien basculant dans l’escarcelle UMP par le jeu des transferts FN-UMP. Nicolas Sarkozy réussit à s’emparer du vote des employés et des ouvriers. S’il fait la différence avec le PS c’est essentiellement parce qu’il séduire un électorat populaire féminin. Au premier tour, les ouvrières votent Sarkozy à environ 32% contre 24% pour Ségolène Royal. La France qui donne sa préférence aux candidats contestataires préfère également parmi les grands candidats… Nicolas Sarkozy.

Les banlieues proches des villes-centres ont voté très massivement pour la candidate du Parti Socialiste. Les zones périurbaines ont voté majoritairement Nicolas Sarkozy. Cela pose un problème stratégique qui découle d’une évidence : la classe sociale n’est pas le seul déterminant du vote. Un jeune ouvrier de Montreuil et un jeune ouvrier de La Clayette (Saône-et-Loire) ne votent pas pour le même candidat. Il y a un important déterminant spatial qui est aussi corrélé à des difficultés propres à l’espace périurbain et rural. Il y a aussi le fruit de représentations inversées de l’autre France, celle des banlieues.


Conclusion

Que peut faire la gauche ? D’abord, elle doit cesser de penser en fonction de l’opinion de la sociologie minoritaire des villes-centres. C’est une sociologie dont est issue, nous le savons, l’essentiel de l’encadrement politique du pays, au PS comme dans la « gauche de la gauche ».

La dimension spatiale, la précarisation croissante des ouvriers et des employés, la situation de l’espace périurbain et rural implique de redéfinir un message. Cela suppose d’élargir le débat : il y a en France des discriminations spatiales indifférentes à la couleur de peau mais qui sont le fruit des inégalités territoriales, scolaires entre autres, qui frappent notre pays.

Renouer avec le peuple, penser les mutations des classes sociales, penser leurs priorités, ce n’est pas céder à la démagogie. Je soulignerai que ce que la dernière note de la Fondation Jean-Jaurès nous révèle à propos des préférences sociétales des ouvriers nous permet de rompre avec une certaine « prolophobie ». Les ouvriers ne sont pas plus racistes ou homophobes que la moyenne des Français.

Penser une coalition sociale majoritaire, ce n’est pas penser un catalogue de bonnes intentions visant des catégories de populations. L’aspiration majoritaire de nos concitoyens relève de l’exigence d’égalité et c’est à cet aune qu’ils jugeront les candidats de gauche en 2012.

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