lundi 13 septembre 2010

Des classes sans lutte ? par Jean-Pierre Garnier

Dans la même revue, une critique de notre livre "Recherche le peuple désespérément".

Longtemps, la lutte des classes a été au centre de la vision et de la pratique de l'histoire des socialistes », affirment d'emblée Gaël Brustier et J.-Ph. Huelin. Rappelons quand même qu'elle est originellement au fondement de la conception matérialiste de l'histoire, et du « mouvement réel qui abolit l'état actuel des choses », c'est-à-dire du communisme tel que l'avait défini Marx. Et que les socialistes ou autoproclamés tels se sont empressés de l'oublier, dans la théorie comme dans la pratique, avant même d'accéder aux responsabilités gouvernementales. En Allemagne, notamment, où la collaboration de classes permettra d'écraser le soulèvement spartakiste. Le nom de Friedrich, Ebert, leader d'un S.P.D. déjà « recentré », devenu chef du gouvernement allemand de l'après-« Grande Guerre », n'est sans doute pas inconnu de G. Brustier et Jean-Philippe Huelin, pas plus que celui de son compère Gustav Noske, grand ordonnateur de l'assassinat de Rosa Luxembourg et de Karl Liebknecht, qui avait assumé son exploit par une déclaration passée à la postérité : « II faut que quelqu'un fasse le chien sanglant :je n'ai pas peur des responsabilités. »

« Schématiquement, poursuivent G. Brustier et J.-Ph. Huelin, on distinguait à l'origine : bourgeoisie, prolétariat et propriétaires terriens. » Une distinction en effet assez schématique. Car, outre l'aristocratie terrienne, la bourgeoisie - elle-même décomposée en bourgeoisie financière, industrielle et commerçante - et le prolétariat, Marx, encore lui, distinguait aussi la paysannerie, la petite bourgeoisie et le lumpenprolétariat. Ce qui implique, pour ce qui est de l'analyse des sociétés contemporaines, que l'on tienne compte d'un « troisième larron de l'Histoire », entre bourgeoisie (privée ou bureaucratique) et prolétariat (ouvrier ou employé), dont la fonction est capitale - si l'on ose dire - dans la reproduction des rapports de production capitalistes. Le sociologue Pierre Bourdieu l'appelait la« nouvelle petite bourgeoisie» , bien pourvue en capital scolaire, d'autres, tel son confrère Alain Bihr, la « classe de l'encadrement capitaliste », d'autres encore,telle sa consœur Catherine Bidou, la « classe de services », et moi-même la «petite bourgeoisie intellectuelle ». Classe intermédiaire, médiane ou moyenne, elle est préposée dans la division capitaliste du travail entre dirigeants et exécutants aux tâches de médiation (conception, organisation, contrôle et inculcation).

De fait, il ne s'agit pas tant de « redonner sens à la notion de classe sociale en France », ainsi que l'avancent les auteurs de l'article, que de l'actualiser et de l'approfondir en tenant compte, d'une part, de la recomposition de la structure de classes des sociétés à l'ère du capitalisme transnationnalisé, financiarisé, technologisé et flexibilisé, et, d'autre part, de sa dimension spatiale, trop négligée par la tradition marxiste. Comme l'avait déjà fort justement souligné G. Brustier et J.-Ph. Huelin dans un ouvrage revigorant cette dimension ne peut plus être ignorée, même s'il est permis de manifester quelques réserves quant à son caractère « déterminant ». Sauf, bien entendu, en matière de géographie électorale. Ce qui impliquerait de considérer comme « déterminant » le suffrage universel lui-même pour l'évolution des rapports de classes. Un point de vue que l'on n'est pas obligé de partager.

Cela dit, comme dans le livre qu'ils ont co-écrit, les auteurs mettent à mal une série de lieux communs qui sont autant de contre-vérités, assez répandus dans les médias et même dans les sciences sociales. Ils dérivent d'un postulat : la disparition de la classe ouvrière ou, plus largement et plus précisément à la fois, du prolétariat. Plus largement, d'abord, car celui-ci, comme le remarque G. Brustier et J.-Ph. Huelin après d'autres, comprend les employés subalternes, en augmentation constante, des bien nommés « services » - certains observateurs critiques parlent à leur propos de « néodomesticité ». Plus précisément, ensuite, dans la mesure où l'on ne peut plus parler de classe ouvrière. La conscience de classe qui en était constitutive par la lutte et dans la lutte, selon Marx et les théoriciens fidèles à sa pensée, s'est largement estompée, sans que, pour autant - on a tendance à l'oublier -, celle de l'exploitation ait diminué. Ce n'est pas pour rien que les « racailleux de banlieue » désignent comme « boulot d'esclave » l'emploi précaire et mal rétribué auquel la plupart sont voués !

À l'exploitation, plus évidente que jamais, même si elle s'opère ici et là selon de nouvelles modalités, s'ajoute la relégation résidentielle dont les deux auteurs montrent bien les implications délétères pour ceux qui la subissent. Il aurait pu, néanmoins, se dispenser de reprendre à son compte la notion pseudo-scientifique d'« exclus », mise sur orbite idéologique par la sociologie d'inspiration tourainienne, sans préciser, de surcroît, le type d'individus qu'il range sous cette rubrique, sauf pour signaler qu'ils vivent dans certains quartiers centraux des villes. Il faudrait quelques paragraphes pour déconstruire cette appellation non contrôlée, sinon par les chantres du social-libéralisme . Contentons-nous de signaler que si les laissés-pour-compte de la globalisation étaient véritablement « exclus » de la société, ils ne poseraient aucun problème à ceux qui ont en charge de la « gérer ».

Suite dans Utopie Critique N° 51

Membre au comité de rédaction de notre revue, Jean-Pierre Garnier est urbaniste, sociologue au C.N.R.S., auteur en particulier de Le nouvel ordre local, gouverner la violence, (L'Harmattan, mai 1999) et Des Barbares dans la cité, de la tyrannie du marché à la violence urbaine (Flammarion, 1996.).

http://www.utopie-critique.fr/index.php?option=com_content&task=view&id=216&Itemid=31

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