Docteur en science politique et co-auteur avec Jean-Philippe Huelin de “Voyage au bout de la droite”, Gaël Brustier analyse le processus de radicalisation de la droite.
Quel a été le point de départ de ce voyage au bout de la droite ?
Dans “Recherche le peuple désespérément” sorti en 2009, nous avions avec Jean-Philippe Huelin décrit les mutations de la géographie sociale du pays en lien avec la modernisation néolibérale. Cependant, mettre en lumière cette réalité devait avoir une contrepartie. Il fallait éclairer les représentations collectives qui lui sont propres.
Et puis, nous avons observé que partout en Europe, les droites ont gagné. Elles sont en situation au minimum de domination culturelle sinon d’hégémonie. Cela ne veut pas dire que les gauches ne peuvent pas gagner de temps en temps, sur un malentendu ou par lassitude de la droite. Le Blairisme a été une expérience dite de gauche, mais sous la domination culturelle thatchérienne. Le SPD en Allemagne a longtemps été en grande coalition et dépendant de l’agenda néolibéral. Le plus préoccupant est que l’alternance se réalise dans un certain nombre de pays entre partis de droite. Nous avons fait le constat que nos sociétés ont pour trait commun d’être soumises à une peur de déclassement de l’Occident, du déclin de leur pays, et que cela motivait une contestation. Une contestation qui ne se fait pas par la gauche mais par la droite.
De quelle manière se manifeste-t-elle ?
Par le Tea Party aux Etats-Unis, le FN de Marine Le Pen en France, la Ligue du Nord en Italie avec évidemment une sophistication différente dans le discours…
Vous écrivez que l’action de Jacques Chirac a été le terreau de cette droitisation en France. Comment ?
Dès le début des années 80, le pari de Jacques Chirac a été de faire muter le RPR vers un modèle reaganien. Le RPR est devenu un parti très néolibéral et agressif. Mais surtout il a renoncé à son projet national. Ce qui faisait son originalité, c’était d’être à la fois “le parti du métro aux heures de pointe” comme disait Malraux et le parti de l’indépendance nationale et d’une certaine mystique nationale mais républicaine héritée de la résistance. Jacques Chirac a cassé l’identité du RPR et l’a droitisé avec Alain Juppé, Edouard Balladur et d’autres membres du Club de l'Horloge. Ils ont créé un système commun entre l'UDF, le RPR et le FN. Les rédacteurs des projets économiques des trois partis sont alors Gérard Longuet, Yvon Blot et Bruno Mégret. En suivant ce chemin, il était certain d’atteindre les rives de la droite extrême. Et si Jacques Chirac a résisté, c’est parce qu’il a toujours refusé l’alliance avec le Front national.
Ce rappel est surprenant d’autant que l’on a plutôt tendance à faire référence à Nicolas Sarkozy…
En vérité, Nicolas Sarkozy n’est pas arrivé sur du néant. Il est plus le produit de ce qu’est devenue la France que l’initiateur de ce qu’elle est aujourd’hui. Son élection est une conséquence. Il faut relativiser le pouvoir de l’homme, mais pas ce qu’il symbolise. S’il est le fils politique de Jacques Chirac, il n’est pourtant pas l’alpha et l’oméga de cette droitisation. Alors il est vrai que le personnage fascine. Mais il convient de le replacer non pas dans son image médiatique mais dans la relativisation de ses actions sur le moyen terme.
Selon vous, l’expérience française est la plus emblématique. Pour quelles raisons?
On est arrivé à un tel degré préoccupant de pragmatisme de la droite, à un cynisme assez sidérant, à une légitimation complète des thèses obsessionnelles du FN, à un délaissement des vieilles traditions dans l’appareil et dans le discours politique de la droite… Aujourd’hui, la démocratie chrétienne est totalement absente, le gaullisme a été dissout et le libéralisme républicain bon enfant a du mal à se faire entendre. Ceux qui s’agitent au sein de l’UMP actuellement sont les réformateurs comme Hervé Novelli et Gérard Longuet, d’anciens cadres de l’extrême droite passés à l’UDF puis à l’UMP et les députés de la droite populaire. Ce sont les deux seules expressions car on ne perçoit pas la force du message des centristes. Les vieilles droites antérieures ont été liquidées. Symboliquement la mort du Gaullisme correspond physiquement à la mort de Philippe Seguin.
Comment expliquer que cette fusion de toutes les droites très complexe fonctionne ?
D’une part parce qu’un imaginaire collectif s’est dégagé et d’autre part, par le fait que tout le débat politique a été ramené à droite. Dans le contexte actuel, quel que soit le sujet, vous trouvez une réponse à droite. La droitisation, n’est pas la constitution d’une idéologie unique mais la constitution de plusieurs expressions politiques.
Est-ce qu’au fond, ce n’est pas la société française qui s’est droitisée ?
En France, avec la casse de l’appareil industriel, alors que vous avez autant d’ouvriers mais qui sont livrés au chômage et notamment dans les territoires ruraux, le phénomène de déclassement, la crise de l’école, le fait que 76% des Français pensent que leurs enfants vivront moins bien qu’eux, l’imaginaire collectif a évolué. Et la gauche n’apporte pas de réponse. Au contraire des droites dont la force est d’expliquer le monde en trois phrases du coin de la rue à Kaboul.
Alors justement, vous pointez la responsabilité de la gauche…
Elle est immense et à plusieurs titres. Tout d’abord par le personnel qu’elle a fourni à la droitisation. Il faut quand même rappeler que Bernard Kouchner n’est que le bout du chemin. Aux Etats-Unis, Ronald Reagan n’aurait rien été s’il n'avait pas eu un personnel issu de la gauche qui l’a puissamment aidé à mettre en scène sa politique extérieure. En Italie, Silvio Berlusconi a été l’enfant chéri du parti socialiste dans les années 80.
En France, la gauche peut-elle reconstruire une alternative?
Je pense que beaucoup de gens y sont prêts mais que les appareils ne le sont pas. Parce qu’ils fonctionnent sur une allégeance économique et sociale au dogme du libre échange et de la globalisation qu’il ne faut pas remettre en cause. Et la tendance permanente au multiculturalisme et au différencialisme de la gauche l’empêche de voir ce qui fait l’identité des Français par delà leur origine. Ainsi, on traite mal les sujets sociétaux comme la question de la participation égalitaire de tous les citoyens ou de la laïcité. On laisse le champ libre au n’importe quoi droitier parce qu’on n’a pas de discours clair à l’exception d’une dénonciation morale. La gauche passe beaucoup de temps à flatter sa bonne conscience avec son indignation.
Les passes d’armes au sein de la majorité ne laissent-elles pas apparaître des fissures au sein de cette nouvelle droite ?
Il peut y avoir une crise de croissance peut-être. Mais je ne crois pas à la force de nuisances de François Fillon ou d’autres d’ailleurs. La rébellion de certains me semble ahurissante. Je ne vois pas ce qui a fondamentalement changé depuis la création du ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale dans la politique de Nicolas Sarkozy. Cela devient brouillon parce qu’il y a des débats sur n’importe quoi… Mais surtout cela banalise les traits les plus inacceptables du FN. L’utilisation de ses thématiques légitime toutes les pulsions identitaires.
A un an de la présidentielle, quel regard jetez-vous sur cette échéance ?
Que la gauche puisse gagner ? Je le pense. Est-ce qu’elle va gagner ? Je n’en sais rien. De plus, en misant sur tous les défauts de Sarkozy, son impopularité, la gauche fait abstraction de plusieurs risques. Le premier est de se retrouver éliminée du premier tour. Le deuxième est la capacité de Sarkozy à gagner au 2e tour. Et enfin, que fait-elle si elle remporte la victoire en 2012 ? Comment pense-t-elle gouverner sans domination culturelle? En 2006, Romano Prodi a gagné contre Silvio Berlusconi. Il est resté dix huit mois au pouvoir avant d’être balayé. Aujourd'hui, la gauche n’existe plus en Italie. Ce sont des réalités à méditer.
La Marseillaise, 4 avril 2011
Entretien réalisé par Sandrine Guidon
Quel a été le point de départ de ce voyage au bout de la droite ?
Dans “Recherche le peuple désespérément” sorti en 2009, nous avions avec Jean-Philippe Huelin décrit les mutations de la géographie sociale du pays en lien avec la modernisation néolibérale. Cependant, mettre en lumière cette réalité devait avoir une contrepartie. Il fallait éclairer les représentations collectives qui lui sont propres.
Et puis, nous avons observé que partout en Europe, les droites ont gagné. Elles sont en situation au minimum de domination culturelle sinon d’hégémonie. Cela ne veut pas dire que les gauches ne peuvent pas gagner de temps en temps, sur un malentendu ou par lassitude de la droite. Le Blairisme a été une expérience dite de gauche, mais sous la domination culturelle thatchérienne. Le SPD en Allemagne a longtemps été en grande coalition et dépendant de l’agenda néolibéral. Le plus préoccupant est que l’alternance se réalise dans un certain nombre de pays entre partis de droite. Nous avons fait le constat que nos sociétés ont pour trait commun d’être soumises à une peur de déclassement de l’Occident, du déclin de leur pays, et que cela motivait une contestation. Une contestation qui ne se fait pas par la gauche mais par la droite.
De quelle manière se manifeste-t-elle ?
Par le Tea Party aux Etats-Unis, le FN de Marine Le Pen en France, la Ligue du Nord en Italie avec évidemment une sophistication différente dans le discours…
Vous écrivez que l’action de Jacques Chirac a été le terreau de cette droitisation en France. Comment ?
Dès le début des années 80, le pari de Jacques Chirac a été de faire muter le RPR vers un modèle reaganien. Le RPR est devenu un parti très néolibéral et agressif. Mais surtout il a renoncé à son projet national. Ce qui faisait son originalité, c’était d’être à la fois “le parti du métro aux heures de pointe” comme disait Malraux et le parti de l’indépendance nationale et d’une certaine mystique nationale mais républicaine héritée de la résistance. Jacques Chirac a cassé l’identité du RPR et l’a droitisé avec Alain Juppé, Edouard Balladur et d’autres membres du Club de l'Horloge. Ils ont créé un système commun entre l'UDF, le RPR et le FN. Les rédacteurs des projets économiques des trois partis sont alors Gérard Longuet, Yvon Blot et Bruno Mégret. En suivant ce chemin, il était certain d’atteindre les rives de la droite extrême. Et si Jacques Chirac a résisté, c’est parce qu’il a toujours refusé l’alliance avec le Front national.
Ce rappel est surprenant d’autant que l’on a plutôt tendance à faire référence à Nicolas Sarkozy…
En vérité, Nicolas Sarkozy n’est pas arrivé sur du néant. Il est plus le produit de ce qu’est devenue la France que l’initiateur de ce qu’elle est aujourd’hui. Son élection est une conséquence. Il faut relativiser le pouvoir de l’homme, mais pas ce qu’il symbolise. S’il est le fils politique de Jacques Chirac, il n’est pourtant pas l’alpha et l’oméga de cette droitisation. Alors il est vrai que le personnage fascine. Mais il convient de le replacer non pas dans son image médiatique mais dans la relativisation de ses actions sur le moyen terme.
Selon vous, l’expérience française est la plus emblématique. Pour quelles raisons?
On est arrivé à un tel degré préoccupant de pragmatisme de la droite, à un cynisme assez sidérant, à une légitimation complète des thèses obsessionnelles du FN, à un délaissement des vieilles traditions dans l’appareil et dans le discours politique de la droite… Aujourd’hui, la démocratie chrétienne est totalement absente, le gaullisme a été dissout et le libéralisme républicain bon enfant a du mal à se faire entendre. Ceux qui s’agitent au sein de l’UMP actuellement sont les réformateurs comme Hervé Novelli et Gérard Longuet, d’anciens cadres de l’extrême droite passés à l’UDF puis à l’UMP et les députés de la droite populaire. Ce sont les deux seules expressions car on ne perçoit pas la force du message des centristes. Les vieilles droites antérieures ont été liquidées. Symboliquement la mort du Gaullisme correspond physiquement à la mort de Philippe Seguin.
Comment expliquer que cette fusion de toutes les droites très complexe fonctionne ?
D’une part parce qu’un imaginaire collectif s’est dégagé et d’autre part, par le fait que tout le débat politique a été ramené à droite. Dans le contexte actuel, quel que soit le sujet, vous trouvez une réponse à droite. La droitisation, n’est pas la constitution d’une idéologie unique mais la constitution de plusieurs expressions politiques.
Est-ce qu’au fond, ce n’est pas la société française qui s’est droitisée ?
En France, avec la casse de l’appareil industriel, alors que vous avez autant d’ouvriers mais qui sont livrés au chômage et notamment dans les territoires ruraux, le phénomène de déclassement, la crise de l’école, le fait que 76% des Français pensent que leurs enfants vivront moins bien qu’eux, l’imaginaire collectif a évolué. Et la gauche n’apporte pas de réponse. Au contraire des droites dont la force est d’expliquer le monde en trois phrases du coin de la rue à Kaboul.
Alors justement, vous pointez la responsabilité de la gauche…
Elle est immense et à plusieurs titres. Tout d’abord par le personnel qu’elle a fourni à la droitisation. Il faut quand même rappeler que Bernard Kouchner n’est que le bout du chemin. Aux Etats-Unis, Ronald Reagan n’aurait rien été s’il n'avait pas eu un personnel issu de la gauche qui l’a puissamment aidé à mettre en scène sa politique extérieure. En Italie, Silvio Berlusconi a été l’enfant chéri du parti socialiste dans les années 80.
En France, la gauche peut-elle reconstruire une alternative?
Je pense que beaucoup de gens y sont prêts mais que les appareils ne le sont pas. Parce qu’ils fonctionnent sur une allégeance économique et sociale au dogme du libre échange et de la globalisation qu’il ne faut pas remettre en cause. Et la tendance permanente au multiculturalisme et au différencialisme de la gauche l’empêche de voir ce qui fait l’identité des Français par delà leur origine. Ainsi, on traite mal les sujets sociétaux comme la question de la participation égalitaire de tous les citoyens ou de la laïcité. On laisse le champ libre au n’importe quoi droitier parce qu’on n’a pas de discours clair à l’exception d’une dénonciation morale. La gauche passe beaucoup de temps à flatter sa bonne conscience avec son indignation.
Les passes d’armes au sein de la majorité ne laissent-elles pas apparaître des fissures au sein de cette nouvelle droite ?
Il peut y avoir une crise de croissance peut-être. Mais je ne crois pas à la force de nuisances de François Fillon ou d’autres d’ailleurs. La rébellion de certains me semble ahurissante. Je ne vois pas ce qui a fondamentalement changé depuis la création du ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale dans la politique de Nicolas Sarkozy. Cela devient brouillon parce qu’il y a des débats sur n’importe quoi… Mais surtout cela banalise les traits les plus inacceptables du FN. L’utilisation de ses thématiques légitime toutes les pulsions identitaires.
A un an de la présidentielle, quel regard jetez-vous sur cette échéance ?
Que la gauche puisse gagner ? Je le pense. Est-ce qu’elle va gagner ? Je n’en sais rien. De plus, en misant sur tous les défauts de Sarkozy, son impopularité, la gauche fait abstraction de plusieurs risques. Le premier est de se retrouver éliminée du premier tour. Le deuxième est la capacité de Sarkozy à gagner au 2e tour. Et enfin, que fait-elle si elle remporte la victoire en 2012 ? Comment pense-t-elle gouverner sans domination culturelle? En 2006, Romano Prodi a gagné contre Silvio Berlusconi. Il est resté dix huit mois au pouvoir avant d’être balayé. Aujourd'hui, la gauche n’existe plus en Italie. Ce sont des réalités à méditer.
La Marseillaise, 4 avril 2011
Entretien réalisé par Sandrine Guidon
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