jeudi 11 février 2010

La gauche a besoin de se refaire une sociologie

Article de Rémy Lefèbvre publié dans Recherche socialiste (février 2010) à propos de "Recherche le peuple désespérément" (Bourin Editeur, 2009) de Gael Brustier et Jean-Philippe Huelin.

La gauche a perdu le sens du peuple. Le divorce avec les catégories populaires n’est pas seulement en cause. Le phénomène est plus profond. La gauche ne « représente » plus la société à tous les sens du terme (incarner, donner une image de, figurer, défendre les intérêts de…). L’essai vif de Gael Brustier et de Jean-Philippe Huelin apporte sa pierre à un thème déjà bien documenté mais avec une perspective renouvelée mettant l’accent sur la nouvelle géographie politique et électorale française.


François Hollande déclarait récemment dans un entretien accordé au journal Le Monde (2 novembre 2009) à l’occasion de la sortie de son « Droit d’inventaires » : « Nous avons été les premiers à observer la fragmentation du monde du travail, à pointer l’individualisation des comportements, les crispations sur les rapports à l’autre. Nous avons bien vu que la lutte des classes s’effaçait derrière la lutte contre le déclassement social et que l’ennemi n’était, hélas, plus celui d’en haut mais celui d’à côté, voire d’en bas ». La disparition des classes est renvoyée dans ce discours ainsi aux seules évolutions de la société sans que la contribution de la gauche (qui a largement abandonné toute lecture classiste de la société et a souvent avalisé la rhétorique de dénonciation de « l’assistanat ») ne soit prise en compte. Cette analyse de l’ex-premier secrétaire du PS ne saurait mieux illustrer le propos de Gael Brustier et de Jean-Philippe Huelin. Les classes sociales ne sont pas seulement des réalités objectives mais des appartenances subjectives et des constructions politiques auxquelles les partis politiques contribuent à donner forme. En abandonnant la notion de classe ou ne cherchant pas à en renouveler l’approche (en prenant en compte le processus d’individualisation de la société), la gauche a déconflictualisé sa vision de la société. Au final, on ne sait plus bien qui elle représente alors même que la lutte des classes s'est d’un certain point de vue radicalisée avec l’explosion des inégalités. Le sens du collectif dans la société française n'est à l’évidence plus le même mais c’est aux partis de gauche de contribuer à lui donner une nouvelle intelligibilité en partant des nouvelles formes prises par les inégalités.

C’est une société française "multi-fracturée" qu’analysent les auteurs dans un plaidoyer pour un retour à la sociologie… et à la géographie, la spatialisation des inégalités constituant aujourd’hui un mode de lecture renouvelée de la société. On ne peut que souscrire au postulat que "seule une compréhension acérée de la société autorise une amélioration des politiques publiques et un projet politique porteur d'avenir" et à la nécessité de "retisser un lien entre discours savant et discours militant". Le poids des catégories populaires, rappellent les auteurs, n’a guère diminué depuis trente ans (60 % des la population si on agrège employés et ouvriers). On dénombre 8 millions d'employés dont la condition sociale a eu tendance à se rapprocher de celle des ouvriers (prolétariat des services, nouveau précariat…). Les ouvriers étaient 7 millions en 1982, ils sont encore 6 millions en 1999. L’impression trompeuse d’une « disparition » ou d’une évaporation provient des transformations internes du groupe (la classe ouvrière se disperse et s’atomise dans des univers professionnels moins hiérarchiques et moins structurés). Ce qui caractérise ces groupes c’est bien un certain nombre d’inégalités : la France détient par exemple le record européen d'inégalité masculine devant le cancer avant 65 ans, un ouvrier a quatre fois plus de risques de mourir de cette maladie entre 45 et 54 ans qu'un cadre supérieur. La notion de "classe moyenne", catégorie aux contours de plus en plus flous qui opacifie la lecture de la société, est de plus en plus mobilisée par les individus pour se situer socialement. Elle sert "d'illusion pour un peuple qui a honte de son état ou de déguisement pour certains membres des classes supérieures qui refusent de s'assumer comme tel". La peur du déclassement (ou le déclassement réel ? ) remet en cause le pacte républicain. Dans la France des années 2000 et à l'âge de 40 ans, un fils de cadre supérieur sur quatre et une fille sur trois sont employés ou exercent des emplois ouvriers (soit deux fois plus qu'il y a vingt ans selon le sociologue Camille Peugny). La solidarité générationnelle joue un rôle d'amortisseur social de plus en plus important.

La victoire de Nicolas Sarkozy en 2007 s’est largement appuyée, on le sait, sur ces évolutions. Les catégories populaires, malgré un progrès par rapport à 2002, font toujours défection à gauche. Le phénomène est structurel : parmi les générations nées après 1970, l'alignement du vote des classes populaires sur la gauche est nettement moindre que pour les générations nées dans les années 40. 26 % des ouvriers ont voté pour Sarkozy au premier tour (25% pour Royal)(CEVIPOF). Les employés ont voté à 24% pour Royal contre 32% pour Sarkozy. 52% des ouvriers ont voté pour le candidat de l’UMP au deuxième tour et 55% des employés (54% des salariés du privé, 48% du public). Nicolas Sarkozy réalise des scores historiques dans des villes de forte tradition ouvrière (Forbach, 56%, 51,5% à Montbéliard…) alors que la gauche atteint ses sommets dans les centres villes plutôt bourgeois (ce que les municipales de 2008 viendront confirmer…). C’est donc à une sociologie politique et électorale renversée que la gauche est confrontée.

Les auteurs sont un peu courts sur la question controversée de la « droitisation »des catégories populaires qui se manifeste dans toutes les démocraties occidentales et explique, pour partie, le déclin électoral de la social-démocratie. La question du rapport des catégories populaires au libéralisme culturel, négligée par les auteurs, mérite d’être posée (elle est relancée par la stratégie de réactivation du débat sur l’identité nationale par Nicolas Sarkozy). La position à l’égard du libéralisme culturel est de plus en plus discriminante dans la construction du clivage gauche droite, notamment chez les catégories populaires (ce qui est à mettre en rapport avec le fait que la possession d’un diplôme est de plus en plus prédictive d’un vote à gauche)[1]. « Pourquoi les pauvres votent-ils à droite » [2]? Parce que la droite, française comme américaine, a su habilement détourner leur aspiration à plus de protection et d’ordre sur le terrain des valeurs. L’insécurité économique provoquée par le nouveau capitalisme a conduit une partie du prolétariat et des classes moyennes à rechercher la sécurité ailleurs, dans un univers ‘moral’ (réhabilitation de la valeur « travail »). L’aspiration à l’ordre s’accroît au rythme de la déstabilisation provoquée par le libéralisme économique.

Il faut, selon les auteurs, dans l’analyse de la société réintégrer l'espace comme élément fondamentalement social et politique. Les fractures sociales sont de plus en plus spatiales. La nouvelle géographie électorale française est une « machine à figer les parcours sociaux ». Avec les phénomènes de gentrification, la ville qui offre un cadre épanouissant à l’individualisme contemporain ( le nouveau « Narcisse ») n'intégre plus les catégories populaires mais les disqualifie ( les auteurs négligent les travaux d’Edmond Préteceille sur la mixité sociale qui conteste fortement les thèses d’Eric Maurin sur le « séparatisme social »). A Paris, les chiffres sont éloquents : les ouvriers et les employés qui représentaient 65% de la population en 1954 ne pèsent plus que 35% en 2000.

Les auteurs jettent un regard passionnant sur un enjeu social et politique essentiel : la question du péri-urbain. La flambée des prix de l’immobilier a rejeté les classes moyennes de plus en plus loin des centres villes. La France pavillonnaire est une des conséquences de l’étalement urbain. Chez ces classes moyennes, accédant à la propriété, menacées de déclassement, lourdement endettées, qui passent beaucoup de temps sur les routes, qui aspirent parfois à l’entre soi social, la tentation de la droite est forte. Elle s’est manifestée lors des dernières présidentielles. Mais elle n’est pas une fatalité. La gauche qui doit « penser l’individualisme populaire » qu’expriment les péri-urbains doit apprendre à parler à ces nouveaux groupes et faire sortir de l’invisibilité médiatique le monde péri-urbain. Elle doit aussi prendre en compte les transformations du monde rural (nouvelle population, déclin du « capital d’autochtonie »...). Les ouvriers vivent autant aujourd’hui en ville qu’à la campagne.

Se dessine ainsi géographiquement et socialement une large coalition majoritaire pour la gauche. Elle pourrait rassembler catégories populaires, classes moyennes dans la peur du déclassement, nouvelles classes intellectuelles précarisées… Mais cette coalition n’est que potentielle. Elle suppose un immense travail politique de solidarisation et d’unification symbolique très complexe à développer (l’ouvrage est un peu décevant sur les propositions et les pistes de constitution de cette nouvelle alliance). Un fossé « culturel » s’est en effet creusé entre le monde intellectuel de gauche (« ses élites » au sens large qui cultivent souvent un certain racisme social voire ce que les auteurs nomment « prolophobie ») et l’électorat populaire. Coupure symbolique sur lequel joue la droite avec son anti-intellectualisme : la gauche « embourgeoisée et hautaine » a trahi « les ouvriers » déclarait Sarkozy pendant la dernière campagne présidentielle. Il n’est qu’à observer la droitisation du monde enseignant (relative mais réelle) pour prendre la mesure de ce fossé. Les enseignants aujourd’hui, naguère courroie de transmission du PS chez les catégories populaires dont ils étaient souvent issus, se sont à la fois embourgeoisés (de par leur origine sociale) et se vivent sur le mode du déclassement (réel pour le coup). Une enquête en cours menée au CERAPS (Lille 2) montre qu’ils sont beaucoup moins en empathie avec les catégories populaires qui constituent souvent leur « public » voire méprisants à leur égard (voir la multiplication des ouvrages-témoignages d’enseignants confrontés à des publics populaires et souvent d’une grande condescendance sociale à leur égard[3]).

La droite propose de nouvelles synthèses et convergences sociologiques dans toute l’Europe (Pays scandinaves, Italie, Allemagne, France…), parvenant à faire tenir dans un même vote le vote de classes des plus nantis avec une partie de celui des catégories populaires. La gauche peine à dégager les contours d’une coalition sociale majoritaire qui soit le produit d’une analyse commune de la société. La peur du déclassement pour soi provoque aujourd’hui l’évitement des autres, surtout lorsqu’ils appartiennent à la catégorie sociale immédiatement supérieure (François Hollande voit juste sur ce point). Face à une droite qui cherche à diviser le salariat, à monter les catégories les unes contre les autres, la gauche doit promouvoir de nouveaux intérêts collectifs et construire de nouveaux compromis redistributifs entre catégories sociales. A force de ne pas parler que d’une société marquée par l’individualisme et d’abandonner tout discours sur les classes sociales, le PS accrédite l’idée que « la société n’existe pas » (pour reprendre une expression de Margaret Thatcher) et que chacun est renvoyé à sa responsabilité individuelle. Certes un processus d’individualisation de la société est bien à l’œuvre qui se manifeste notamment par le déclin de la conscience de classe mais il se produit, paradoxalement, dans un contexte d’exacerbation des inégalités sociales. La dimension subjective et identitaire de la classe fait aujourd’hui largement défaut. Mais la gauche a largement contribué à ce processus (comme la sociologie d’ailleurs…) en disqualifiant la notion de classe et en se révélant incapable de produire un discours à la fois conflictuel et unificateur. Il y a bien un déficit de travail politique visant à faire tenir ensemble les destins individuels, en particulier ceux des dominés économiques, objectivement semblables (précarité, exposition au risque, désaffiliation…) mais subjectivement enfermés dans une vision individualisée de leur destin. L’individualisation est aussi lui-même un phénomène de classe, repérable au style de vie des classes moyennes supérieures. Si l’idée et l’existence d’un « peuple de gauche » sont devenues incertaines, c’est que la gauche elle-même, dans un contexte il est vrai défavorable et déstructurant, en a dévalué la force historique.

Un des principaux chantiers intellectuels de la gauche est donc sociologique. Elle doit penser de nouvelles alliances de classes et repenser d’abord la question des classes sociales en prenant en compte les nouvelles formes de domination et les transformations des catégories populaires. La solution ne saurait être le retour à l’ouvriérisme. Comme Ernesto Laclau l’a démontré, dans les sociétés démocratiques capitalistes « complexes », la gauche ne peut plus représenter une « seule » classe, doit construire des « chaînes d’équivalences », structurer des alliances autour de mots d’ordre susceptibles d’unifier des demandes sociales hétérogènes. Face à une société objectivement fragmentée, atomisée, émiettée, la gauche doit remettre de la lisibilité au social, « représenter » la société (au sens de « donner une image de »), donner sens à l’augmentation des inégalités, « reconstruire » un peuple de gauche, refonder sa sociologie, ce qui impose de la reconflictualiser.


[1] 61% des non diplômés ont voté à droite au second tour de la présidentielle, 56% des diplômés de l’enseignement supérieur ont voté à gauche.

[2] Titre d’un ouvrage du journaliste américain Thomas Frank (Contre-Feux, Agone, 2008) qui tente de comprendre comment et pourquoi les républicains ont séduit les catégories populaires dans le Kansas.

[3] Pour un exemple récent proprement édifiant, voir Christophe Etemadzadeh, Les chaises vides, Denoel, 2009.

http://www.gaucheavenir.org/index.php?option=com_content&view=article&id=455:la-gauche-a-besoin-de-se-refaire-une-sociologie&catid=24&Itemid=42

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