dimanche 2 mai 2010

Des milieux populaires entre déception et défection, Eric Dupin, Le Monde diplomatique, avril 2010

La crise économique et financière actuelle aura peut-être pour vertu de ramener les milieux populaires sur le devant de la scène politique et intellectuelle. Massivement abstentionnistes, caricaturés comme des «beaufs», ils ne semblaient plus intéresser personne, alors même qu’ils représentent plus de la moitié de la population française…

On aurait pu imaginer un heureux effet de dévoilement : avec la crise, la nocivité du système économique en vigueur apparaît désormais en pleine lumière. Difficile de faire croire que l’immigré ou le délinquant sont à l’origine de la récession et de son cortège de drames sociaux. Pourtant, ses véritables responsables ne sont guère mis en cause. "Tout en haut, il y a la sphère financière, celle des traders et des grosses entreprises, mais tout cela est assez abstrait, on ne va pas manifester contre les sphères d’en haut", explique le sociologue Alain Mergier (1). Une seconde sphère serait constituée des "gens de tous les jours", dans leur diversité. Et une troisième regrouperait les damnés de l’ "enfer" de l’exclusion et de la pauvreté. Or cette dernière présente un visage autrement plus concret que celui des puissants de ce monde. D’où la persistance des réactions de peur, voire d’hostilité, envers les plus démunis (2).

« Prolophobie » des élites françaises

Ancienne membre du bureau confédéral de la Confédération générale du travail (CGT), Mme Maryse Dumas observe : "La sensibilité aux inégalités qui séparent chacun de son voisin a progressé au détriment de l’ancienne solidarité entre ceux qui n’avaient que leur travail pour vivre". Ajoutant : "On éprouve sans cesse plus de difficultés à créer du commun", elle s’inquiète de la situation des salariés qui luttent le dos au mur dans les entreprises menacées de fermeture. Ils ne se battent parfois même plus pour garder leur emploi, mais seulement pour arracher des indemnités de départ décentes. Un désespoir qui peut se traduire par de radicales «fuites en avant».

Après avoir parcouru l’Hexagone à la rencontre des salariés, M. Marcel Grignard, secrétaire général adjoint de la Confédération française démocratique du travail (CFDT), observe lui aussi que "les gens sont plutôt amers et désabusés ; ils ont le sentiment d’être grugés, même si les expressions de révolte ne sont pas très nombreuses». Il a perçu une "indignation rentrée" mêlée à une grande perplexité face à ce "système qui est fou, qui n’a pas de sens". Le dirigeant cédétiste regrette la grande difficulté à fédérer les actions syndicales.

"Les milieux populaires et la partie basse des classes moyennes n'ont guère les moyens de faire face à la précarisation des rapports sociaux", constate Mergier. certaines modifications du droit du travail, comme l'instauration du revenu de solidarité (RSA), ont aussi pour effet d' "institionnaliser la coupure entre la partie précaire du salariat, où les milieux populaires sont surreprésentés, et ce qu'il y a au-dessus". Une insécurité génératrices de réflexes individualistes.

Qu'entend-on au juste par "classes populaires"? La question n'est pas étrangère à leurs difficultés à se considérer comme telles. Statistiquement, les choses pourraient sembler limpides. On regroupe dans cette catégorie le "salariat d'exécution" composé des ouvriers (23,2% de la population active au recensement de l'Institut national de la statistique et des études économique (Insee) de 2006) et des employés (28,6%). Ainsi définies, les classes populaires demeurent majoritaires en France et représentent 51,8% de ceux qui travaillent.

Cet agrégat n'est pas purement formel. Le sociologue Olivier Schwartz définit les catégories populaires à partir de trois critères : petitesse du statut social et professionnel, étroitesse des ressources économiques et enfin éloignement par rapport au capital culturel (3).

Pourtant les réalités vécues fragmentent ces catégories statistiques. la relation à l'emploi, à temps plein ou partiel, précaire ou non, introduit déjà de singulières différences. Les qualifications paraissent de plus en plus variées au sein des couches populaires. Les ouvriers non qualifiés souffrent prioritairement de ce que le sociologue Serge Paugam nomme une "intégration disqualifiante", alliant insatisfaction dans le travail et instabilité de l'emploi (4). Prise dans des secteurs en déclin particulièrement menacés par la mondialisation, une fraction de l'ancienne classe ouvrière vit douloureusement l' "image de la décadence" qui lui est renvoyée. Dans ces milieux, observe Paugam, "l'intériorisation d'une identité négative est très forte".

D'une tout autre manière, l'habitat segmente les couches populaires. Il n'est pas indifférent d'habiter un HLM des centres-villes ou bien une cité de banlieue, un pavillon de la proche périphérie d'une métropole ou bien une zone rurale plus reculée. Les géographes Christophe Guilluy et Christophe Noyé ont mis en lumière la "migration des couches populaires vers les grandes périphéries urbaines et rurales", un "choix contraint" qui n'est pas guidé par un désir d'accession à la propriété (5). C'est plutôt la pénurie des logements sociaux en ville et les redoutables logiques foncières qui expliquent ce nouvel "exode urbain", facteur de relégation spatiale des plus modestes.

Gaël Brustier et Jean-Philippe Huelin insistent, à juste titre, sur l'invisibilité et la méconnaissance produites par cet éloignement du nouveau prolétariat : "Un étrange cocktail fait de stigmatisation et de bien-pensance renvoie invariablement ces espaces aux clichés les plus éculés : arriration, racisme, alcollisme, rejet de la modernité, conservatisme et conformisme. Il y a derrière ces clichés une forme de prolophobie d'une partie des élites françaises (6)".

L'éclatement spatial des couches populaires renvoie à des dynamiques sociales : une "France pavillonnaire" s'étend en opposition aux "cités" dans un effort de promotion sociale parfois désespéré. On aurait tord de caricaturer trop rapidement cette population de "petits-moyens" en "petits-Blancs" allergiques à l'altérité. Car des familles d'origine immigrée s'installent également en pavillon après avoir fui des grands ensemble qui concentrent de plsu en plus de précarité et, pour certains d'entre eux, de populations étrangères (7). "En accédant à la propriété individuelle ou en accordant une grande importance à l'éducation scolaire de leurs enfants, les "petits- moyens" expriment avant tout le souhait de vivre comme tout le monde (8)." S'ils ne se prennent en aucun cas pour des "bourgeois", ils ont une vive conscience de ce qui les oppose au bas de l'échelle sociale.

On retrouve ici la "conscience triangulaire" évoquée par Schwartz : "C'est l'idée qu'il y a le haut, le bas et nous, coincés entre les deux. Le haut, ce sont les dirigeants, les gouvernants, les puissants. Le bas, ce sont les familles pauvres qui profitent de l'assistance, les immigrés qui ne veulent pas s'intégrer, les jeunes qui font partie de la racaille (9)." Schwartz a étudié les attitudes des conducteurs de bus de la TATP. Leur emploi protégé et leurs salaires les rapprochent des professions intermédiaires, alors que leur niveau d'éducation est celui des couches populaires. "Ils se sentent piégés par le haut et le bas, mais avec un rejet très fort du bas de l'échelle sociale." Il est vrai que ce bas monte plus fréquemment dans leurs bus que le haut...

La représentation dominante d'un univers composé d'une multitude de strates hiérarchisées aiguise l'obsession du "déclassement". Camille Peugny a observé le phénomène de mobilité "descendante" qui concernerait aujourd'hui 25% de la tranche d'âge des 35-39 ans, contre 18% il y a vingt ans : "Beaucoup de jeunes vivent moins bien que leurs parents, ils n'ont plus les moyens de se conformer au modèle de consommation dominant", explique-t-il évoquant une "génération sacrifiée" qui n'a "jamais été aussi diplômée et qui ne s'est jamais aussi mal intégrée dans le monde du travail" (10). Le déclassement peut être ici aussi bien un décrochage d'avec la position sociale des parents qu'un écart par rapport à ce que son propre niveau d'éducation aurait pu laisser espérer.

Tous les chercheurs ne partagent pas ce diagnostic. "Le succès du thème des classes moyennes à la dérive s'explique par l'angoisse de certains milieux intellectuels, corrige la sociologue Stéphanie Vermeersch. Cela concerne une petite minorité." Une étude du Centre d'analyse stratégique (11) relativise également le déclassement intergénérationnel. En 2003, les mobiles "ascendants" (39,4%) restaient près de deux fois plus nombreux que les mobiles "descendants" (21,9%) chez les personnes âgées de 30 à 59 ans.

Evitement plutôt qu'affrontement

Quel que soit son degré de réalité, l'impact du phénomène dans le débat public est symptomatique d'un rang à maintenir. Il semble bien que nos sociétés, tout en niant le conflit de classes, aient un sens de plus en plus aigu de la position de chacun. "Les différentes catégories sociales se mélangent de moins en moins", constate Mme Dumas, fille d'un chauffeur mécanicien et d'une femme de ménage devenue cadre aux PTT.

Les couches favorisées sont les premières à déployer une débordante énergie pour protéger leur entre-soi. "Les familles les plus riches et les plus diplômées n'ont jamais été aussi actives sur les marchés scolaires et résidentiel : elles n'int jamais fui avec autant de diligence la proximité des classes populaires", remarque l'économiste Eric Maurin . Le logement et l'école sont devenus les terrains d'un nouveau conflit de classes où l'évitement a remplacé l'affrontement. des logiques séparatistes dont les classes supérieures n'ont pas l'exclusivité tant elles se diffusent dans l'ensemble du corps social. "Les gens déménagent, c'est un acte plus fort que de voter Front national !", estime Guilluy, faisant allusion à ces familles qui quittent les cités de la Seine-Saint-Denis pour s'installer dans des pavillons en seine-et-Marne.

L'école est l'autre grand front de la distinction sociale. La hausse générale du niveau d'éducation a certes produit, selon l'expression de Schwartz, une "déségrégation" partielle des couches populaires. Mais la compétition scolaire n'a jamais été aussi vive. Vermeersch parle de "surinvestissement de l'école" par des parents anxieux. l'idée que tout se joue dans les années de formation initiale s'est renforcée à mesure que les entreprises abandonnaient leurs politiques de promotion interne. D'où la hantise de l'échec scolaire qui pousse certaines familles à adopter les stratégies éducatives qu'elles considèrent comme les plus payantes, au détriment de la mixité sociale.

Les choix en matière de logement et d'école s'influencent mutuellement pour réduire cette fameuse mixité, d'autant plus célébrée qu'elle est peu souhaitée. La suppression de la carte scolaire a encore aggravé ces logiques ségrégatives, comme le montrent le sociologue Franck Poupeau et le géographe Jean-Christophe François à partir d'une enquête en région parisienne (12).

"Le traumatisme des milieux populaires à l'égard de la gauche s'inscrit dans le long terme", tranche Guilluy. "Le parti socialiste est dirigé par des élites branchées sur la mondialisation, la globalisation financière, et donc coupées du petit salariat du secteur privé", renvoie en écho Brustier, par ailleurs militant socialiste (13) .

Avec l'élection présidentielle de 2007 a été mis en évidence un éclatement politique des couches populaires entre des cités mobilisées par un vote lié au rejet de M. Nicolas Sarkozy et des pavillons acquis au candidat de l'Union pour un mouvement populaire (UMP). Une enquête approfondie dans un quartier pavillonnaire de Gonesse (Val d'Oise) (14) a montré la droitisation des "petits-moyens", même si des solidarités locales assurent toujours une présence de la gauche. Le quartier des Peupliers a accordé des scores importants au front national (FN) dans les années 1980 et 1990 avant de basculer nettement en faveur de M. Sarkozy lors de la dernière élection présidentielle.

Le sociologue Olivier Masclet souligne l'importance de l'enjeu scolaire dans cette droitisation : "La gauche est représentée par les profs, des enseignants considérés comme inaccessibles et qui ne s'iccupent que des meilleurs." La gauche, pour certains "petits moyens", c'est aussi les syndicats des transports publics accusés de faire grève... aussi souvent que les enseignants. Schwartz a toutefois rencontré des chauffeurs de bus qui ont "voté Sarko", même si beaucoup se refusent à l'avouer à un enquêteur.

"Ces catégories pourraient se reconnaître dans une gauche d'ordre", estime néanmoins Masclet. Aux municipales de 2008, le quartier des Peupliers a voté en faveur d'un maire socialiste aux options "sécuritaires". la déception provoquée par la politique de M. Sarkozy, qui vient de se traduire par la déroute de l'UMP aux dernières élections régionales, ne semble pas devoir se traduire par une réconciliation entre la gauche et les couches populaires. Le FN demeure en embuscade. Ses succès inattendus aux régionales montrent qu'il peut retrouver la fonction tribunitienne qui fut la sienne dans la période antérieure. Les électeurs lepénistes qui s'étaient reportés en 2007 sur le candidat de l'UMP, au nom du principe d'efficacité, ne peuvent que constater amèrement l'échec de leur calcul. En avivant les difficultés, la crise constitue toujours un terreau favorable à l'extrême droite, comme l'indiquent ses bons scores dans la France du Nord-Est, particulièrement touchée par la désindustrialisation.

Impasse des stratégies individualistes

Les urnes ont été boudées comme jamais, et cette grève du vote a été particulièrement suivie dans les quartiers populaires. On assiste à un "détachement de la sphère publique", selon l'expression de Guilluy. Vermeersch parle d'une tendance au "retrait" et Schwartz d'un "risque de marginalisation".

"La crise va renforcer le sentiment d'abandon et d'impuissance des classes populaires", ajoute ce dernier. la sociologue Annie Collovald rappelle toutefois à raison, que ces couches expriment toujours potentiellement de "fortes attentes de prises en charge des intérêts sociaux par les hommes politiques (15)". On peut aussi penser que l'impasse des stratégies de salut individualistes créera un jour les conditions d'un retour aux aspirations collectives.

En attendant, les classes populaires souffrent, comme le remarque Collovald, d'une "relative absence d'entreprises politiques cherchant à les représenter, à parler en leur nom, et ainsi à leur donner au moins symboliquement une unité et une homogénéité". Jamais la "classe en soi" n'a été aussi éloignée de la "classe pour soi".

Notes :

1. Coauteur, avec Philippe Guibert, du livre Le descendeur social. Enquête sur les milieux populaires. Plon, Paris, 2006. L'ensemble des citations sans référence sony issues d'entretiens avec l'auteur.

2. C. Stéphane Beaud et Michel Pialoux, Retour sur la condition ouvrière, Enquête aux usines Peugeot de Sochaux-Montbéliard, Fayard, Paris, 1999, et Gérard Mauger, "Les transformatios des classes populaires en France depuis trente ans", dans Jean Lojkine, Pierre Cours-Salies et Michel Vakaloulis ( sous la dir. de) Nouvelles luttes de classes, Presses universitaires de france, paris, 2006.

3. "Haut, bas, fragile : sociologies du populaire" entretien avec Annie Collovald et Olivier Schwartz, Vacarme, n°37, Paris, automne 2006.

4. Serge Paugam, "la condition ouvrière : de l'intégration laborieuse à l'intégration disqualifiante", Cités, n°35, Paris, 2008.

5. Christophe Guilluy et Christophe Noyé, Atlas des nouvelles fractures sociales en France, Autrement, Paris, 2006.

6. Gaël Brustier et Jean-Philippe Huelin, Recherche le peuple désespérément, Bourin, Paris, 2009.

7. Le sociologue Edmond Ptéteceille montre toutefois que la grande majorité des immigrés et de leurs enfants résident dans des quartiers où ils sont minoritaires. Cf. "La ségrégation ethno-raciale a-t-elle augmenté das la m&tropole parisienne ?", Revue française de sociologie, vol 50, Paris, 2009/3.

8. Marie Cartier, Isabelle Coutant, Olivier Masclet et Yasmine Siblot, La France des "petits-moyens". Enquête sur la banlieue pavillonnaire, la Découverte, Paris, 2008.

9. "Haut, bas, fragile...", op.cit

10. Camille Peugny, Le déclassement, Grasset, Paris, 2009

11. Marine Boisson, Catherine Collombet, Julien Damon, Bertille Delaveau, Jérôme Tournadre et benoît Verrier, "La mesure du déclassement, Informer et agir sur les nouvelles réalités sociales", Centre d'abalyse stratégique, paris, Juillet 2009.

12. Franck Poupeau et Jean-Christophe François, Le sens du placement, Ségrégation résidentielle et ségrégation scolaire, Raisons d'agir, paris, 2008.

13. "Le PS a gardé ses lunettes des années 1970" Le parisien, 28 août 2009.

14. La France des "petits moyens"..., op. cit

15. "Haut, bas, fragile...", op. cit.

http://www.monde-diplomatique.fr/2010/04/DUPIN/19030

2 commentaires:

  1. « On peut aussi penser que l'impasse des stratégies de salut individualistes créera un jour les conditions d'un retour aux aspirations collectives. »

    Certainement, mais quelles aspirations collectives ? Le racisme et le nationalisme, ou la République sociale ? ...

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  2. Pour répondre au premier commentaire, c'est quoi une République "Sociale" ? celle de nos grands bourgeois socialistes ? celle de nos grands bourgeois de droite, de gauche, du centre ? celle des parlementaires cumulards ? celle des mis en examen ?
    Le nationalisme est-il synonyme de raciste ? ou est-il plus simplement l'expression de "coutumes, traditions, culture, etc" qui sont de plus en plus bafouées.
    Cette fausse société qui privilégie les actionnaires aux salariés, qui favorise les privilèges et le pouvoir de l'argent ne mérite aucun avenir ni aucune aspiration collective.

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