mardi 12 janvier 2010

Discours de Régis Debray aux Assises du socialisme (octobre 1974)


Mes chers camarades, je ne voudrais pas alors que l'heure est à l'harmonie et à l'harmonisation des conclusions notamment, des divers carrefours et commissions, faire entendre une fausse note en guise d'introduction à cette séance plénière. Mais il y a une note, et même une musique, que l'on n'a guère entendue et qui est celle de la réalité internationale du moment, la réalité du rapport des forces internationales dans lequel nous nous trouvons pris. Je sais que c'est un bruit de fond particulièrement sinistre, mais il me semble dangereux de ne pas l'entendre.

J'entends bien que ce n'est pas l'objet de notre débat qui se doit à son titre : ce sont les assises nationales, mais cette mise entre parenthèses de la lutte des classes internationales telles qu'elle se développe actuellement est une nécessité de méthode, elle ne peut être, à mon sens un oubli pur et simple ou un refoulement inconscient, parce qu'alors on risquerait peut-être de verser dans l'utopie, et ce ne serait pas la première fois, mais les utopies paient et elles coûtent même très cher.

Comme le rappelait hier François Mitterrand, le projet de société s'inscrit dans le cadre d'une stratégie ; qui dit stratégie, dit lutte et combat, et qui dit lutte dit affrontement avec un adversaire.

Voilà une lapalissade qu’on oublie trop souvent dans ce genre de discussion ; il me semble qu'on n'a guère senti suffisamment la présence d'un adversaire et même d'un ennemi : il n'y a pas eu de carrefour, que je sache, sur les structures actuelles de 1'impérialisme, ni sur les problèmes du Tiers-Monde, ni sur la stratégie actuelle du capital international.

Disons franchement qu'on s'est occupé plus de ce que nous voulons et non de ce que l'adversaire veut et encore moins de ce que 1'adversaire peut faire.

Or, vous savez qu'une stratégie par définition qui ne tient pas compte de celle de l'adversaire et des moyens dont il dispose, cela s'appelle le Café du Commerce, connais toi toi-même, connais l'ennemi comme toi-même et tu gagneras sans bataille. C'est un proverbe chinois... je pense que nous devrions 1'écouter un peu.

Pour le dire en quelques mots, la bonne nouvelle de ces assises et c'est capital de s’exprimer ainsi, le socialisme que nous voulons n'est pas un socialisme comme les autres. Il leur sera infiniment supérieur, parce qu'il incorporera tous les acquis de l'histoire de notre pays et la France a une exceptionnelle maturité, fruit de plusieurs siècles de luttes qui trouvera son couronnement dans le socialisme qu'elle inventera à sa mesure.

Peut-être dira t-on un jour que la vraie histoire du socialisme ou l'histoire du socialisme authentique commencera ici, en France. Mais si notre socialisme ne sera pas comme les autres, il aura les mêmes ennemis que les autres. Bien plus, dans la mesure même où il instaurera un pôle d'influence, un pôle d'incitation et de rayonnement international sans précédent, il aura beaucoup plus d'ennemis que les autres. Je veux dire que ses adversaires naturellement seront prêts à tout pour lui barrer la route : Qu'est-ce que le Chili dans le monde ?

Un petit pays de 6 millions d'habitants coincé entre le Pacifique et les Andes, sans moyens économiques, cerné par des régimes hostiles, avec tous les fardeaux du sous-développement, et pourtant quand Allende en fut élu président, Kissinger a dit : "Il nous faut la peau d'Allende, car l'expérience chilienne peut avoir des contre coups en Italie et en France.

Alors, faites une règle de trois entre le Chili et la France et vous saurez ce que dira Kissinger devant le Comité des 40, au lendemain de l'arrivée au pouvoir, par la volonté du peuple, d'un gouvernement de gauche ! (Applaudissements)

Et pas seulement ce qu’il dira, mais ce qu'il fera.

Voilà ce qui nous indique que ces Assises ne sont pas un jeu de société, mais qu'elles engagent une partie très sérieuse où chacun doit savoir à quoi s'en tenir, je veux dire à quel adversaire il aura affaire.

Nous n'allons pas édifier le socialisme auto-gestionnaire sur une table rase, mais dans le monde tel qu'il est. Dans ce monde sévit une lutte de classes impitoyable dont les lois et règles s'exercent différemment ici et là, mais sont les mêmes fondamentalement partout, que l'on soit à Rome, ou à Santiago ou à Lisbonne.

Comme le rappelait hier Michel Rocard, nous ne sommes pas ici les intellectuels qui faisons les plans de la cité idéale dans un Club de discussion, mais des militants engagés dans un combat très dur, sans répit, où tout se paie.

Je rappellerai donc que dans le langage de la circulation automobile, on appelle l'illusion du mort celle qui consiste à calculer le dépassement d'une voiture sans faire entrer dans ses calculs la vitesse de la voiture qui vient en sens contraire, c'est-à-dire qu'il ne suffit pas de faire un programme, encore faut-il se donner les moyens de le faire passer dans les faits, c'est-à-dire estimer le rapport des forces, notamment les forces adverses et l'emploi que l'adversaire peut et entend faire de ces forces, et nous ne pouvons pas oublier que dans le monde tel qu'il est, le socialisme, et plus encore s'il est auto-gestionnaire, a des adversaires prêts à tout, à frauder, à mentir et à tuer le cas échéant.

Je rappelle qu'il n'y a pas deux univers en vis-à vis, sans rapports l'un avec l'autre, comme deux pages d'un journal que l'on ouvre, à gauche, la rubrique internationale sur laquelle on verse une larme de pitié ou même de solidarité devant toutes ces nouvelles d'assassinat, de complot, de corruption et puis, on passe à l'autre page qui est la page des choses sérieuses, des choses de chez nous, où l'on reste entra gens de bonne compagnie : le sang et la panique pour le Tiers-Monde, la correction, la démocratie pour notre monde à nous.

A ce propos, une parenthèse : il est regrettable que le terme ambigu de "Tiers-Monde" ait été repris dans le projet de société, puisque la fonction de ce mot est parfaitement imprécise et creuse, mettant dans le même sac des réalités aussi incompatibles que Cuba ou le Brésil, que le Bengladesh ou l'Emirat du Koweït… et que faire de l'Australie et du Japon… bref, il est regrettable que ce mot ait été inclus dans le projet tel qu'il est, car la fonction de ce mot est de faire croire que le Tiers-Monde est précisément tiers, c'est-à-dire étranger au nôtre, c'est-à-dire que nous n'avons rien à voir avec lui, comme si le Tiers-Monde n'était pas le sous-produit et l'envers du nôtre, comme si les lois qui président à son sous développement ne sont pas les mêmes que les lois qui président à notre développement à nous.

Bref, il n'y a pas deux ou trois mondes, mais un seul. (Applaudissements)

Et ce monde est celui où Kissinger rappelle à l'ordre l'Ambassadeur des USA à Santiago, parce qu'il avait osé conseiller à la Junte de torturer et de tuer un peu moins, c'est-à-dire avec un peu plus de discrétion, c'est-à-dire le même monde à deux stades de développement : quand le socialisme est encore un thème de discussion, de virtualité, une option pour des opposants, disons que la CIA, puisque c'est d'elle qu'il s'agit, se contente de faire travailler ses analystes, ses spécialistes des masses média et de l'intoxication ; mais quand le socialisme devient un danger réel, alors ce sont les hommes de main qui remplacent les analystes et les tueurs sont là.

Ou alors croit-on que ceux qui ont planifié, financé, téléguidé l'assassinat d'Allende, de la démocratie chilienne, deviendront doux et généreux comme les oncles d'Amérique devant un gouvernement de gauche en France ?

Je doute pour ma part que la qualité de notre cuisine, les trésors du Louvre et les souvenirs de La Fayette suffisent à les attendrir pour longtemps !(Applaudissements)

Je rappelle donc que Salvador Allende, le Général Prats, que Michel Henriques et des milliers d'autres moins connus, dont on parle moins sont morts pour nous : les mêmes forces qui les assassinent aujourd'hui ne resteront pas les bras croisés demain chez nous.(Applaudissements)

Ce n'est pas un pronostic, ni un jugement de valeur, c'est un constat. La bourgeoisie internationale mène sa lutte de classes sans phrases, sans assises et sans colloques, mais avec une cruauté implacable et des moyens énormes.

Rappelons nous que l'ITT ne fait pas de sentiment, quand on fait des affaires, on n'y met pas du cœur, on pense en terme de rentabilité et d'efficacité, la bourgeoisie est à l'école du big business où seul compte le calcul, et non le sentiment.

Évidemment, nous ne devons, nous ne pouvons pas nous comporter comme elle, mais nous ne pouvons pas non plus faire comme si elle n'était pas ce qu'elle est : prête à tout.

Ces derniers temps des révélations nous sont venues d'outre-Atlantique, elles confirment l’intervention dès le début de Salvador Allende des organismes américains au Chili, on vous a dit que 7 millions de dollars avaient été investis sur ordre du conseil national de sécurité des Etats-Unis dans la subversion contre le régime démocratique chilien, faites la correction : il s'agit de 70 millions de dollars, car ça s'est écoulé au marché noir, mais l'important de ces révélations n'est pas dans le contenu qui confirme ce que tout le monde sait, mais dans leur forme : disons que pour la première fois dans l'histoire de l'Occident les dirigeants de l'Empire capitaliste les plus puissants reconnaissent officiellement le droit d'intervenir dans les affaires intérieures de n'importe quel pays de leur sphère d'influence.

Certes, les rapports internationaux n'ont jamais été régis par la morale, ni par le droit des gens. Mais une pudeur diplomatique imposait de considérer que les coups bas s'opéraient sous la table.

Eh bien ! maintenant, non, il existe une nouvelle légitimité impériale qui a remis officiellement le droit des peuples en cause, qui a remis officiellement en cause le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. C'est le sens qu'il faut, je crois, accorder aux diverses déclarations qui nous ont été faites. Je vous rappelle celle de Kissinger déclarant que si un pays est suffisamment irresponsable pour choisir la voie du communisme- a-t-il dit - nous ne pouvons rester les bras croisés et je vous rappelle les mots de Ford qui a dit que ce qui a été fait au Chili a été fait dans les intérêts des Etats-Unis et du Chili. Que le président des Etats-Unis soit le seul juge des intérêts des Etats-Unis, c'est juste, mais qu'il le soit pour le Chili ne peut que nous laisser rêveurs. C'est un message, un avis aux lecteurs qui sont envoyé aux chancelleries et aux peuples d'occident et qui nous dit : si vous ne vous occupez pas de vos intérêts, nous nous en occuperons pour vous, c'est-à-dire que si les Français venaient à oublier le sens des responsabilités de celles que M Ford voudrait leur voir prendre, eh bien ! il trouverait un moyen de nous les rappeler.

C'est là un exemple d'une nouvelle doctrine qui n'est pas entièrement neuve, puisqu'elle s'appelle la doctrine de la souveraineté limitée.

Et nous avons des exemples, devant nous, en Europe même, car cette doctrine s'applique partout, nous avons l'exemple de l'Italie tout près de nous, nous avons eu l'exemple de la Grèce où vous vous rappelez que fut annoncée d'abord à Washington la destitution des généraux fascistes avant qu'elle ait eu lieu.

Et nous devons aussi parler de la campagne d'intoxication sans précédent qui se développe contre le Portugal, et comme Claude Estier le rappelait dans l'Unité, nos camarades portugais sont très inquiets, ils ont toute raison de l'être, cette campagne n'est pas gratuite, elle signifie certainement le premier échelon de quelque chose de plus sérieux, l'exemple du Chili doit nous ouvrir les yeux.
C'est ainsi que nous avons vu sur les murs de Paris la couverture d'un hebdomadaire de grand tirage nous annoncer qu'il y avait eu au Portugal un coup communiste. Vous et moi, comme les Portugais, on croyait qu'il s'était plutôt agi d'un coup de la Droite fasciste déjoué par le mouvement des forces armées.

Eh bien ! il n'en est rien et nous avons de nouveau quelque chose qui, au Chili, s'est appelé le Plan Z et qui a été destiné à présenter le massacre de 20 000 Chiliens parmi les militaires fascistes chiliens comme un simple réflexe d'autodéfense.

Bref, je me résumerai. J'en ai fini. Je me résumerai avec quelques mots très simples. Je crois que nous sommes tous d'accord que l'unité des forces de gauche en France ne peut pas se concevoir dans la division et l'éparpillement des forces de gauche dans le monde. Nous ne vivons pas sur une autre planète que le Portugal, le Chili ou l'Argentine. La mise en oeuvre d'un socialisme exemplaire à la mesure de l'histoire de la France et de ses traditions politiques, mettra la France aux avant-postes de la lutte contre les adversaires du Socialisme.

La France a tous les atouts pour l'emporter et faire respecter son choix à ceux quels qu'ils soient et quel que soit leur prétexte, qui mettent en cause le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes.

Cela est déjà arrivé dans l'histoire de France qu'elle tienne tête aux forces liguées de l'absolutisme et de l'arbitraire ; elle en a, en tout cas, les moyens matériels et politiques aussi, et elle en aura un peu plus les moyens après la fin de ces Assises.

Je souhaite que le rappel de ces quelques évidences n'ait pas fait l'effet d'un coup de pistolet dans un concert. C'est de toute manière, moins une fausse note, je l'espère, qu'un accord complémentaire. Je sais que je prêche des convaincus, et je n'en veux qu'une preuve : dans trois jours, François Mitterrand, à la tête d'une délégation du Parti Socialiste avec Gaston Defferre aussi, rencontrera Fidel Castro pour un échange de vues qui ne peut qu'être fructueux pour l'un et pour l'autre… (Applaudissements) … et puisque nous avons déjà eu droit à des dictons du terroir, permettez-moi de résumer mon propos par une autre lapalissade qui a l'avantage de se traduire dans toutes les langues : un homme averti en vaut deux.

Je vous remercie.(Vifs Applaudissements)

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