dimanche 31 janvier 2010

"Recherche le peuple désespérément" note de lecture de Jean-Paul Allétru


La gauche a perdu le contact avec le peuple, et en particulier les ouvriers et employés qui constituent toujours la grande majorité de la population. Si elle veut reconquérir le pouvoir, il lui faut renouer ce contact, trouver la stratégie, le langage et les propositions qui leur redonnent des perspectives. Et pour cela, il faut d’abord les reconnaître là où ils sont.

Les auteurs nous invitent à changer de regard, notamment sur les zones pavillonnaires et sur les campagnes ; à y voir d’abord des victimes du néolibéralisme. Ils font œuvre salutaire. Espérons qu’ils soient entendus.

« Notre pays a perdu de vue le peuple », estiment les auteurs, qui se proposent, en s’appuyant largement sur la sociologie, de « chasser les mythes ».

« Fin de la classe ouvrière » ? « entreprise sans usine » ? L’essentiel de la réalité sociale de notre pays est occultée, environ deux tiers de la population : ouvriers, employés, travailleurs indépendants ; relégués loin des centres, oubliés. Avant-garde prolétarienne » pour le « mao » de 1970, l’ouvrier français est vite devenu le « beauf » raciste d’un Charlie Hebdo « gentrifié ».

La globalisation financière a modifié notre société, son impact se fait sentir physiquement. Il ne s’agit plus de théorie. Il s’agit de la vie quotidienne et concrète de millions de nos concitoyens.

Bien qu’ayant presque disparu des discours politiques, les couches populaires (ouvriers et employés) représentent encore 60 % de la population active, soit une part constante depuis 1954.

Les jeunes et les chômeurs sont les principaux perdants de l’évolution économique de la décennie. Les bacheliers trouvent de plus en plus de place parmi les ouvriers et employés au terme d’un processus rapide de dévalorisation sociale. Et si le processus de dévalorisation sociale des jeunes générations ne devient pas plus explosif, c’est grâce à une solidarité familiale qui joue un rôle d’amortisseur social.

Pour les « seniors » qui ne sont pas propriétaires et qui touchent de petites retraites, la situation s’est détériorée. Les taux de suicide atteignent 60 pour 100 000 hommes de 75 à 84 ans, et 124 pour ceux de 85 ans ou plus.

Finalement, on a bien du mal à identifier les bénéficiaires de la mondialisation néolibérale. Au sein même de la classe capitaliste des 10 % les plus riches, les écarts de revenu explosent.

La lutte contre les inégalités pourrait utiliser deux leviers essentiels : à l’intérieur, l’usage d’un impôt sur le revenu qui garantit une vraie redistribution des richesses ; et à l’international, la lutte pour un protectionnisme européen afin de rétablir la loyauté de l’échange.

Il n’y a nulle sinophobie à vouloir éviter la concurrence de l’ouvrier chinois et de l’ouvrier européen ou nord-américain. Il n’y a nulle sinophobie à vouloir éviter à la frêle industrie africaine la concurrence des produits manufacturés d’une puissance comme la Chine.

Le système libre-échangiste, c’était à l’origine l’échange inégal. En se fondant sur les théories de Ricardo, les apôtres du libre-échange n’ont cessé de clamer que nos économies se tourneraient vers les activités de recherche et développement. Mais il suffit d’observer les économies chinoises ou indiennes pour être sûr qu’il n’y aura pas de spécialisation du Nord dans les biens à forte valeur ajoutée et à haute teneur technologique.

Puissamment ancrée dans l’esprit des « élites » européennes, l’idée libre-échangiste est souvent davantage promue et pratiquée par les représentants de l’Union Européenne que par ceux du Département du commerce états-unien qui se gardent bien d’appliquer le libre-échange quand cela menace des intérêts nationaux.

Le monde du travail a pris de plein fouet le vent néolibéral. Ce sont les salariés qui subissent en première ligne les conséquences d’une nouvelle organisation du travail qui tend à dévaloriser les travailleurs autant que le travail lui-même. Pénibilité, précarisation, stress, temps partiel subi, salaires insuffisants.

Ce qui gagne la conscience des milieux populaires, c’est l’effet du « descenseur social » sur leur vie personnelle.

Le déclassement social concerne toutes les nouvelles générations et toutes les classes sociales. Dans la France des années 2000 et à l’âge de 40 ans, un fils de cadre supérieur sur quatre et une fille sur trois sont employés ou exercent des emplois ouvriers, soit deux fois plus qu’il y a vingt ans.

Le problème du lien entre la gauche et les classes populaires se pose avec acuité, et vient de loin, probablement du tournant libéral de 1983. La captation de l’électorat du Front National par Nicolas Sarkozy lui a permis de faire progresser la droite dans des zones historiquement de gauche. Le basculement à droite de la France industrielle du Nord-Est semble consécutif à une phase de percée de l’extrême droite chez les ouvriers victimes des mutations industrielles de ces régions.

Dans le même temps, les scores de la candidate de gauche semblent atteindre des sommets dans les villes -centres, à Paris en particulier.

Par quel mystère la France du « non » au référendum sur le Traité constitutionnel européen, celle qui a tremblé devant la directive Bolkestein et la « concurrence libre et non faussée », a-t-elle pu élire Nicolas Sarkozy président de la République ? Sans doute parce qu’au contraire de beaucoup d’autres, il lui a parlé.

Entre les villes-centres, où se concentrent les médias, et la réalité d’une France majoritaire, péri-urbaine et rurale, s’est établi un fossé béant.

Les villes-centres ont rejeté à leur périphérie (les banlieues) ceux qui pouvaient porter le conflit de classe. L’habitant des villes-centres a moins de difficulté à élever et éduquer ses enfants que l’habitant des zones périurbaines. La reproduction sociale peut se mettre en place. Ce n’est pas le moindre des handicaps pour le PS et ses alliés Verts d’être devenus les « représentants naturels » de cette nouvelle petite bourgeoisie urbaine.

Mais les choses se compliquent avec la précarisation des jeunes diplômés, journalistes, chercheurs, surdiplômés sous-employés, qui se multiplient dans les villes-centres, créant une situation potentiellement explosive.

Force est par ailleurs de constater l’échec global de la « politique de la ville », qui escamote la question sociale derrière des vocables flous ou inopérants comme celui de « mixité ».

Les régions industrielles font partie de la France périphérique, celle qui est tenue à l’écart du développement des grandes métropoles, celle sur qui s’abattent la régression sociale et la désindustrialisation depuis une trentaine d’années. La désaffiliation des ouvriers avec la gauche se fait en deux temps : de 1977 à 1988, le vote communiste ouvrier se porte sur le PS ; à partir de 1993, le vote PS recule nettement, l’abstention progresse et le FN monte en profitant de l’anxiété ouvrière. « Plus que l’expression d’un racisme ouvrier, on peut considérer le vote ouvrier pour le FN comme une tentative ultime de différentiation et de revendication du droit à l’existence dans un contexte de déclassement structurel du groupe ouvrier » (Stéphane Beaud, Michel Pialoux). Avec les externalisations des années 1990, le patronat casse la forteresse ouvrière. La classe ouvrière se disperse « dans des univers professionnels moins hiérarchiques et moins structurés, beaucoup plus proche de celui des prestataires de services que de celui des ateliers de production » (tri, emballage, conducteurs d’engin, conducteurs de transports en commun, livreurs, jardiniers, …).

Le pavillon périurbain, refuge d’une France invisible ? La France pavillonnaire est électoralement majoritaire ; la relégation sociale qui frappe de plus en plus les périurbains est une question sociale potentiellement explosive. La tranquillité a un coût qui se paie en temps de transport. Plus qu’ailleurs, la détention d’une automobile est nécessaire. L’augmentation inéluctable du prix du pétrole va rendre cet espace encore plus hostile qu’il ne l’est déjà pour les populations les plus fragiles. L’habitat en pavillon périurbain expose à une fragilité financière des populations nouvellement accédantes à la propriété déjà en situation de fragilité économique.

La gauche doit en grande partie ses défaites de 2002 et 2007 à son incompréhension des désirs du monde pavillonnaire.

Et le monde rural ? La France rurale d’aujourd’hui est beaucoup moins une France paysanne qu’une France des oubliés, une France d’ouvriers et d’employés qu’une France d’agriculteurs. Sait-on que plus d’un Français de 15 à 24 ans sur trois vit à la campagne ? Sait-on que les accidents de la route concernent davantage les jeunes ouvriers ruraux (soumis à des cadences de travail harassantes et à de longs trajets domicile-travail) ?

Quant aux « travailleurs pauvres » (revenu inférieur à 681 € par mois, chiffre de 2005), nouveau prolétariat des services, ils sont partout et personne ne les voit. Travaillant toujours plus, ils gagnent de moins en moins.

Dans les milieux populaires, l’heure est plus que jamais à l’attente d’une réponse politique aux problèmes économiques et sociaux.

La question du protectionnisme semble fondamentale et doit être au cœur d’une redéfinition de l’action publique. En effet, comme nos voisins (européens), notre société est maintenue dans un état d’asphyxie, prisonnière d’un système économique mondial exacerbant les rivalités. Les jeunesses d’Europe sont les dernières victimes d’un processus de mise en concurrence des savoir-faire et des mains d’œuvre. Désormais, cette mise en concurrence atteint les strates les plus élevées de la société. Le néolibéralisme a détruit le compromis fordiste mis en place pour sortir de la crise de 1929 et permettant de stabiliser les salaires et donc la consommation. Pour les sociétés occidentales, la désindustrialisation est en marche.

L’Europe est capable de contribuer à l’organisation plus rationnelle et plus juste des échanges mondiaux. Sans craindre d’éventuelles rétorsions commerciales, tant notre marché intérieur est autosuffisant. Loin de tout égoïsme, un protectionnisme non agressif à l’égard des « Grands du Sud » peut permettre aux populations d e ces pays de profiter réellement de la croissance, car on sait bien que dans un cadre libre-échangiste, la Chine dispose pour de longues années encore d’une « armée de réserve » rurale comprimant ses salaires vers le bas.

La clé d’une nouvelle République réside probablement dans la (re)localisation de l’activité économique, qu’elle soit agricole, industrielle ou de services.

Le parti socialiste compte en son sein 8 % de fils d’ouvriers en 1998 contre 28 % en 1985. Le nombre d’ouvriers, lui-même, passe de 10 % en 1985 à 5 % en 1998.

Mais qu’en est-il de la sociologie militante des partis et mouvements dits de « la gauche de la gauche » ou de la « radicalité » ( NPA, Parti de Gauche ou même ATTAC) ? Et du lien que ces structures entretiennent avec les classes populaires ?

Le trait commun d’une certaine élite de gauche reste la prolophobie : raciste, homophobe, inculte, le « beauf » sert de justificatif inconscient à la désertion des combats sociaux par certaines élites des partis de gauche, au grand désespoir de leur base souvent confrontée localement à l’urgence sociale.

L’ alternative à construire doit se fonder sur une coalition sociale majoritaire, unifiant « l’autre gauche des centres-villes », les ouvriers et les employés périurbains et ruraux ainsi que les banlieues. Et s’appuyer sur un projet républicain, adossant les émancipations à venir au socle le plus solide qui soit : la République.

lundi 21 décembre 2009 par Jean-Paul Allétru
http://yonne.lautre.net/spip.php?article3797

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