jeudi 28 avril 2011

La droitisation des esprits

L'an dernier, dans Le Monstre doux (Gallimard-Le Débat), Raffaele Simone s'interrogeait sur l'émergence en Occident d'une droite adaptée à la nouvelle donne capitaliste, émergence qui depuis deux ou trois décennies laissait les gauches sans ressort. À titre d'explication, il mettait en avant la séduction hédoniste sur laquelle avaient joué des gens comme Berlusconi ou Sarkozy. Aujourd'hui, dans Voyage au bout de la droite, Gaël Brustier et Jean-Philippe Huelin reprennent le débat sur des bases qui paraissent plus solides et vont davantage à l'essentiel. Pour les deux auteurs, une nouvelle droite est donc apparue en différents pays dont le coup de génie a été d'emprunter à la gauche son esprit de contestation. Une droite agressive voulant bousculer l'ordre régnant et rompant avec le vieux conservatisme du changement dans la continuité».

Dans ses analyses, ce Voyage au bout de la droite emprunte largement à la pensée de Gramsci et à sa conception de l'hégémonie culturelle. Tout simplement parce que la droite nouvelle (un «dextrisme»!) a compris que, dans la montée d'un mouvement politique et la constitution de ses thèmes de combat, il fallait s'assurer une domination culturelle large.

C'est aux États-Unis que, très tôt, ce coup de force a eu lieu, et en particulier sous Reagan, ce véritable chef de guerre. Nous sommes après le Vietnam et les mouvements étudiants. Pour quelques penseurs, réunis dans des groupes de réflexion et des revues, il est grand temps de reprendre la main face à une gauche intello qui sature l'idéologie régnante. Pour les inspirateurs du mouvement, il s'agit par ailleurs de s'appuyer sur quelques grands thèmes, produits des « paniques morales» ambiantes : déclin de l'Occident, montée de l'islamisme et de son terrorisme, crise de l'État nation, etc.

Mais le plus remarquable est que bien souvent ce sont des penseurs et politiques venus de la gauche qui entretiennent ces thèmes et mobilisent à partir d'eux, anticommunisme ou antitotalitarisme compris. Ceux-là s'identifient d'emblée comme étant des néoconservateurs - en abrégé « néocons » - et vont faire le procès d'une gauche libérale qui, dans sa défense des causes raciales ou des droits de l'homme, a perdu de vue les couches populaires blanches et leur revendication égalitariste.

Or, tout cela va faire tache d'huile dans différents pays d'Europe. Vont, en effet, prendre le relais Thatcher au Royaume-Uni (que relaie Blair sous une bannière de gauche édulcorée) et, plus tard, Berlusconi en Italie. Côté français, un Balladur représente ce courant, avant que ne vienne Sarkozy. Mais, en France, est surtout remarquable le glissement de toute une mouvance de penseurs de gauche (« nouveaux philosophes », Gauche prolétarienne) dans les rangs d'une droite antitotalitaire, pro-guerre en Irak, etc.

À partir de quoi, Brustier et Huelin passent en revue avec beaucoup d'allant les différentes situations «régionales».

La nouvelle droite ne s'est pas faite en un jour et ne s'est pas faite toute seule. Elle a ses leaders, déjà cités, mais aussi ses penseurs et stratèges. Ceux-ci nous valent dans l'ouvrage quelques portraits percutants qui retracent des carrières sinueuses : Newt Gingricht aux States, Alastair Campbell en Grande-Bretagne, Gianfranco Fini en Italie, Henri Guaino en France. Le dextrisme atteint par ailleurs un électorat inattendu qui correspond à toute une reconfiguration sociale. Ainsi de larges pans des couches populaires sont passés de son côté, dont le vote est éminemment mobile. Mais n'était-ce pas déjà le cas au temps des fascismes?

Au total, le néoconservatisme brouille considérablement le spectre idéologique. On a parfois peine à le situer exactement. Que penser des actuelles Tea Parties américaines, qui se tiennent au dehors des grands appareils ? Où mettre les partis nationalistes qui s'appuient sur des régions riches visant à gérer égoïstement leur prospérité - de la Lega italienne à la NVA belge ? De plus, le néoconservatisme a toute une gamme de stratégies : elle va des interventions brutales et antidémocratiques comme de casser les syndicats avec Thatcher ou de mettre la main sur les médias avec Berlusconi jusqu'à des attitudes plus soft comme cet hédonisme sécuritaire dont se réclame la tendance bling-bling (laissez-nous jouir de l'existence au calme). Il n'en reste pas moins que les paniques demeurent et sont soigneusement entretenues.

Bref, dans tout cet écheveau, il y a de quoi s'y perdre comme s'y perdent par moments les deux auteurs. Mais ils ont procédé à un excellent déblayage autour d'un thème fort. À d'autres de creuser à présent. À la gauche par ailleurs, mais c'est une autre paire de manches, de se donner à nouveau de grands thèmes de conquête et de combat qui fassent pièce à la «fausse conscience» de la droite.

Gaël Brustier et Jean-Philippe Huelin, Voyage au bout de la nouvelle droite. Des paniques morales à la contestation ordinaire, Paris, Mille et une nuits, 2011. 18 €.

Jacques Dubois, 28 avril 2011

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