lundi 11 avril 2011

Patrick Buisson fustige les prolophobes... mais travaille pour eux !

Gaël Brustier et Jean-Philippe Huelin répondent à la « prolophobie » - un concept qu'ils ont inventé - brocardée par Patrick Buisson dans Paris Match. Ils montrent que le conseiller de Nicolas Sarkozy travaille pour une droite qui n'a elle non plus rien de « prolophile ».

Depuis quelques jours, le terme de prolophobie fait florès. Dans un entretien donné à Paris Match le 29 mars 2011, Patrick Buisson, stratège de la droite et éminence grise du Président de la République, s’est en effet saisi d’un concept que nous avions inventé dans notre livre Recherche le peuple désespérément publié en 2009. Pour nous, il ne s’agissait pas de créer une panique morale en ajoutant une phobie de plus au manuel, déjà bien épais, des bons sentiments. Il s’agissait d’apostropher la gauche sur son rapport teinté de méfiance ou de défiance avec les catégories populaires qu’elle était censée représenter dans sa diversité. Nous n’avons pas déposé le terme et ne demandons aucun droit d’auteur mais puisque M. Buisson nous fait l’honneur de le reprendre à son compte, gageons qu’il acceptera notre grain de sel à son analyse.

Remarquons d’abord qu’il ne suffit pas de dénoncer la prolophobie pour être « prolophile ». La droite actuelle n’a rien de « prolophile », accordons lui d’être simplement pragmatique sinon un tantinet cynique. Il y eut une classe ouvrière pro-Reagan, il en eut une pro-Thatcher. Les régions industrielles d’Italie voient leurs ouvriers voter à droite et à l’extrême droite. Cette réalité électorale ne manifeste pas pour autant un basculement de cette droite dans le camp du progrès social ni de la révolution prolétarienne. Les ouvriers français attendent toujours les effets du slogan de 2007 : « Travailler plus pour gagner plus » … C'est peut-être d'ailleurs dans ce slogan que l'on retrouve les ressorts véritables de l'élection de Nicolas Sarkozy qui avait combiné habilement dimension économique et sociale d'une part et dimension culturelle et identitaire de l'autre. La combinaison des deux donnait cohérence et force à sa coalition sociale dans les urnes.

Le conseiller du Prince observe justement la délégitimation sociale d’un grand nombre de nos concitoyens – ouvriers ruraux, employés périurbains – quasi-absents du débat public, mais on ne comprend pas bien de quelle « classe dirigeante » il parle quand il dit : « Le mépris dans lequel les tient la classe dirigeante a quelque chose de sidérant. Nos élites sont mues par une invraisemblable prolophobie dont elles n’ont parfois même pas conscience. » Parle-t-il bien de la même classe dirigeante que nous, celle qui depuis dix ans fait des moulinets verbaux mais reste bien calée dans l’orthodoxie néolibérale ? Ou bien est-ce un raccourci pour désigner une fois de plus les élites soixante-huitardes qui seraient, malgré toutes les alternances, au pouvoir sans discontinuer depuis quarante ans ? On s’y perd un peu…

Patrick Buisson omet également une explication (alors qu’il fut l’artisan du rapprochement Villiers-Goldsmith en 1994) : deux systèmes de légitimation se font concurrence en France. Il y a une déconnexion entre le processus décisionnel européen – consensuel et élitaire – et le champ démocratique français – conflictuel et ancré dans la souveraineté populaire. Pour plus de rigueur et de cohérence, on aurait aimé que l’analyste de la prolophobie de 2011 ne participât pas à l’équipe présidentielle qui a fait passer par la fenêtre (celle du traité de Lisbonne), ce que le peuple français (et les couches populaires dans des proportions encore supérieures à la moyenne) avait évacué par la grande porte en mai 2005 ! De mauvais esprits pourraient dire qu’il a, à cette occasion, succombé à une méprise très prolophobe, « sans en avoir conscience » assurément…

Si la réponse à la mondialisation néolibérale et aux questions posées par le libre-échange demeure un enjeu fondamental (et alors même qu’un certain consensus élitaire, dont fait partie M. Sarkozy, interdit tout débat public sur ces questions), on ne peut nier aux représentations collectives une autonomie relative mais réelle par rapport aux problèmes économiques objectifs. N’y a-t-il pas là une explication aux difficultés des social-démocraties mais aussi de la « gauche de la gauche » ou de la gauche républicaine à parer le phénomène de droitisation ?

Prolophobie et droitisation

La prolophobie donne, nous semble-t-il, l’occasion d’aborder la question de la symbolique et des représentations collectives en politique.

Patrick Buisson commet en outre une erreur d’analyse : les classes populaires ne votent pas FN parce que le FN serait « identitaire » mais parce qu’il leur semble être aujourd’hui le seul à s’opposer à la cogestion des conséquences du libre-échange et à porter une forme de symbolique correspondant à la vision qu’ils se font du monde. C’est cette articulation des deux phénomènes qu’avait pourtant réussi le candidat Sarkozy en 2007. Il convient donc de relativiser une explication qui ne serait qu’économique et sociale et qui dénierait à la poussée du Front National toute dimension « culturelle ». Mais c’est néanmoins la question de la non-résolution des problèmes liés à la mondialisation néolibérale qui est au cœur du problème. Miser sur les pèlerinages pour redresser la situation, c’est assurer à son candidat le destin du Comte de Chambord, prétendant au trône écarté pour avoir plus pensé au drapeau blanc qu’à la France.

Classique, la différence entre l'idéologique et le culturel explique l'échec des débats sur l'identité nationale ou la faiblesse de l'adhésion à un discours sur les racines chrétiennes de la France. Il faut néanmoins se défier de solutions qui feraient l'impasse sur la dimension culturelle de la droitisation. Penser que des solutions purement économiques résoudront le divorce entre la gauche institutionnelle et les classes populaires risque de conduire à une impasse...

La gauche peut-elle continuer de nier la force propulsive de l’imaginaire collectif et son autonomie par rapport aux questions économiques et sociales ? Ce serait passer à coté d’une autre réalité importante de l’évolution électorale du pays. L’exemple du vote « chasseur » démontre que la droitisation n’est pas liée exclusivement à des questions économiques et sociales. Dans un certain nombre de cantons, les voix CPNT sont, dès le premier tour, purement et simplement captées par le candidat du FN. Nicolas Sarkozy avait déjà largement capté ce vote en 2007 alors qu’il avait peu parlé de « chasse », de « pêche », de nature et de traditions (toutes choses qui lui sont parfaitement indifférentes). Rappelons que le vote CPNT n’est, à l’origine, pas lié à la désindustrialisation du pays ni, directement, aux difficultés économiques et sociales que connaissent nos concitoyens. Rappelons aussi que pour 11 millions de Français ruraux, ce vote « chasseur » a pu représenter jusqu’à 1,2 million de voix en 2002 (400 000 voix en 2007). Selon les régions, cet électorat était plutôt d'origine « de gauche » ou « de droite ». Il a surtout représenté une forme de mobilisation ouvrière contre les « élites » et de résistance par rapport à l’hégémonie culturelle urbaine. En la matière, on ne peut nier, il est vrai, que la question soit culturelle mais elle semble liée à une forte dimension démocratique : défense d’un mode de vie contre des règlements et des lois qui semblent échapper au citoyen…

Ce qui a motivé l'invention du terme « prolophobie » c'est l'idée que le divorce entre les élites de gauche et les classes populaires revêtait certes une dimension économique (liée au tournant de 1983), évidemment une forte dimension démocratique mais qu'elle était liée à une forme d'insécurité culturelle qui pouvait motiver le processus de droitisation actuel.

Gaël Brustier & Jean-Philippe Huelin - Tribune | Lundi 11 Avril 2011

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